La musique est un langage
Sans doute parce qu’elle s’adresse aux mêmes sens, la musique est, de tous les arts, le plus proche de la langue parlée et écrite. Elle a ses codes et ses grammaires ; on a la même difficulté à coucher par écrit la musique spontanée que la langue verbale (essayez de transcrire une improvisation de Charlie Parker ou Miles Davis). L’un de ses ensembles code/grammaire, le couple gamme tempérée/musique tonale, est désormais quasi universel, depuis que la Chine et l’Inde l’ont adopté pour leurs musiques classiques et populaires.
Mais aucune œuvre musicale digne de ce nom n’aspire à exprimer directement un sentiment, ni à raconter une histoire (quoi de plus ennuyeux que la musique dite “ à programme ”), pas même l’opéra : qui prétendrait que Don Giovanni ou Tristan ne font que raconter une histoire ?
C’est que la musique est infiniment plus riche que la langue parlée ou écrite, poésie comprise. Tous les pauvres mots auxquels on peut faire appel pour essayer de décrire les sensations provoquées par l’écoute d’une pièce musicale sont tellement réducteurs qu’ils constituent toujours une trahison. Et, bien sûr, l’état d’esprit de l’auditeur joue un rôle majeur à cet égard.
Pianistes, clavecinistes
Alors que renaît la querelle dérisoire qui oppose les fanatiques de la musique sérielle et les tenants de la musique tonale, l’enregistrement des Préludes de Scriabine par Racha Arodaky1 vient montrer opportunément qu’un compositeur doit faire appel au langage musical qu’il maîtrise et qui lui paraît le mieux adapté aux sensations qu’il veut provoquer chez l’auditeur, sans se soucier de la mode, des chapelles et des tendances.
Ainsi, Scriabine écrit sans complexe dans la droite ligne tracée par Chopin à une époque où Debussy, Ravel, Schoenberg, ses contemporains, font appel à des langages nouveaux. Et le résultat est superbe : une musique d’une extrême richesse, qui vous touche dès le premier abord et ne vous lâche plus. Racha Arodaky joue ces Préludes sur un nouveau et flamboyant Steingraeber avec beaucoup de finesse et un brio éclatant. Trois découvertes : œuvres, pianiste, piano.
C’est sur deux Érard des années 1900 que Claire Chevallier et Jos Van Immersel ont enregistré trois pièces de Poulenc, dont l’Embarquement pour Cythère et la version pour deux pianos du Bal masqué, Trois danses andalouses de Manuel Infante, Prélude, Fugue et Variations de Franck, et de Saint-Saëns les Variations sur un thème de Beethoven et la Danse macabre2. Ici encore, le langage est le plus classique, de Franck (1822−1890) à Poulenc (1899- 1963), mais quelle diversité de ton et d’impressions : Franck sérieux et austère, Infante brillant et… Espagnol, Saint-Saëns académique ou drôle, Poulenc tendre, canaille, et très enlevé.
Royer, au cœur du XVIIIe siècle, compose dans la lignée de Rameau et Couperin. Musique pleine de charme, subtile aussi, dont on ne saura jamais quelle impression elle produisait sur l’auditeur de l’époque – les critiques sont, à cet égard, de peu d’aide –, qui nous enveloppe d’une mélancolie douce, et dont l’excellent claveciniste Jean- Patrice Brosse nous donne un aperçu dans un disque récent enregistré sur un Kroll de 17743. C’est sur deux clavecins que Mario Raskin et Oscar Milani jouent des tangos d’Astor Piazzolla4, dont Quatre Saisons Portègnes, Milonga del Angel, etc. Gageure sans doute : rien n’est plus éloigné à première vue de la clarté rigoureuse du clavecin que la chaleur mélancolique et brouillonne du tango et la plainte déchirante du bandonéon. Mais la musique de Piazzolla est universelle et très construite et l’on est agréablement surpris : écoutez Fugata, qui aurait intéressé Bach lui-même.
Mravinski, Christie
Evgeni Mravinski dirigea pendant cinquante ans l’Orchestre Philharmonique de Leningrad, dont il fit un des principaux orchestres européens. On réédite intelligemment plusieurs enregistrements en concert dont la 7e Symphonie de Bruckner, la 88e de Haydn et la 5e de Glazounov5. Sa direction claire et précise s’impose comme exemplaire dans les symphonies de Bruckner et Glazounov, œuvres lyriques souvent dirigées avec excès et approximation.
C’est avec une égale précision que William Christie dirige les grands motets de Campra à la tête des Arts Florissants6, avec six solistes dont deux hautes-contre. Si vous aimez la musique du XVIIIe siècle, vous aimerez ces pièces d’une musique de cour écrite par un homme du Midi et qu’apprécia le Régent, moins convenue et plus fine que celle de Lalande, restituée par Christie avec son habituel goût de la perfection.
Le disque du mois
Dans le cercle restreint des très grands violonistes de la jeune génération, Maxim Vengerov est une exception : il joue “ tzigane ”, avec des vibratos et des glissandos qui s’accommodent très bien de sa technique rigoureuse. Il parvient ainsi à faire de la Symphonie espagnole de Lalo, d’habitude très académique, une pièce excitante et diabolique, et de même avec le Concerto n° 3 de Saint-Saëns, enregistrés récemment avec le Philharmonia Orchestra dirigé par Antonio Pappano7. Tzigane, de Ravel, sur le même disque, n’a peut-être jamais été aussi bien joué. Les ayatollahs du violon pur et éthéré, style Menuhin, trouveront sans doute que Vengerov en fait trop ; mais nous sommes, pour notre part, enthousiastes et inconditionnels de ce langage sensuel. Na zdarovie !
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1. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 03 09 02.
2. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 03 09 03.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV 703 061.
4. 1 CD PIERRE VERANY PV 703 032.
5. 2 CD EMI 5 75933 2.
6. 1 CD VIRGIN 5 45555 2.
7. 1 CD EMI 5 57593 2.