Ils vont tuer le capitalisme
Certains capitalistes compliquent la tâche de ceux qui, comme Claude Bébéar, sont convaincus que le capitalisme reste “ce qu’on a trouvé de mieux comme instrument économique de la liberté et accélérateur du développement ”. Dans son dialogue avec le journaliste Philippe Manière, le fondateur et président du conseil de surveillance d’AXA pointe du doigt les “ ennemis de l’intérieur ” qui portent la responsabilité de la crise de confiance que traverse le capitalisme mondial.
C’est d’abord aux milliers de petits actionnaires, qui ont vu brutalement s’effondrer la valeur de leur épargne, et à tous les salariés dont le jugement sévère de la Bourse a ébranlé l’attachement à leur entreprise que Claude Bébéar s’adresse. Son expérience à la tête d’AXA, acteur majeur des marchés financiers mondiaux, fait de lui un passeur idéal entre le monde de la finance (Wall Street) et l’ensemble de la société (Main Street). Convaincu qu’une vraie réforme des pratiques ne pourra avoir lieu que sous la pression d’un grand public éclairé, il s’attache à démonter les mécaniques complexes de fonctionnement du capitalisme moderne.
Il montre ainsi comment les cadres traditionnels de la comptabilité et par conséquent la relation entre le manager et l’auditeur sont bouleversés par la transformation profonde de l’activité des entreprises, dont les avantages compétitifs reposent désormais plus sur des actifs immatériels difficiles à évaluer (marques, savoir-faire, brevets) que sur la détention d’actifs matériels (usines, stocks). Il rappelle que l’internationalisation de la compétition et la multiplication des ruptures technologiques ont renforcé la part du subjectif dans la valorisation d’une entreprise cotée et accru la nécessité d’aller “ au-delà des c o m p t e s ”, comme il l’a fait d’ailleurs lors du rachat de l’assureur américain Equitable. Il évoque aussi le développement des marchés financiers, instruments d’une optimisation de l’utilisation du capital et de l’allocation des risques, mais qui sont parfois saisis par une “exubérance irrationnelle ” aux conséquences désastreuses. Ce faisant, il fait justice des remèdes simplistes – taxations, réglementations, prohibitions – avec lesquels trop souvent en France on trompe l’opinion et l’on contribue à entretenir sa méfiance vis-à-vis du capitalisme.
Assumant l’image de “ l’affreux libéral ” que certains voient en lui, c’est dans un retour au sens de la responsabilité de chacun des acteurs du capitalisme que Claude Bébéar veut voir le moyen d’un vrai sursaut : “À chacun d’être sa propre boussole ! ” Comme il se plaît à le rappeler, Enron était régulièrement récompensé pour la qualité de son gouvernement d’entreprise et aurait rempli aisément les critères fixés par la loi Sarbanes-Oxley, votée en 2002 aux États-Unis en réaction aux scandales financiers, ce qui n’a pas empêché que 90 milliards de dollars de capitalisation boursière ne s’évaporent en quelques semaines et que ses 25000 employés ne se retrouvent au chômage.
C’est donc aussi à ses pairs que Claude Bébéar adresse son message, qu’ils soient dirigeants d’entreprises ou administrateurs, ou qu’ils les conseillent (avocats, banquiers, consultants) ou les surveillent (agences de notation, analystes, auditeurs, journalistes, régulateurs). Ce sont eux qu’il exhorte à ne pas s’en remettre aveuglément aux jugements des agences de notation, qu’il incite à se détacher de la pression du court terme et encourage à savoir “ encaisser un revers de fortune sans s’affoler et mettre leur entreprise en difficulté par leur seule fébrilité”. C’est à eux enfin qu’il destine les propositions qui lui sont chères : par exemple, la réactivation, pour les entreprises cotées, de l’institution un peu oubliée du “collège de censeurs”, élu par les actionnaires et détenteur d’un véritable pouvoir de contrôle sur le conseil d’administration, notamment en nommant les commissaires aux comptes et orientant leur a c t i o n ; le renforcement du lien entre l’entreprise et ses actionnaires par l’octroi de droits de vote multiples selon la durée de détention ou encore l’abandon de la gestion indicielle au profit de méthodes de gestion fondées sur une sélection attentive et une détention longue.
Évoquant ses propres expériences, il souligne les difficiles arbitrages entre les “ stakeholders cardinaux ” de l’entreprise : actionnaires, clients et salariés. Il rappelle la solitude du patron au moment de la décision et conclut : “Un mauvais patron doit partir, c’est la règle. Après tout, être P‑DG, c’est facultatif ! ”
Entre les lignes, on distingue dans Ils vont tuer le capitalisme la réflexion d’un homme qui, “ses émois de capitaliste plutôt derrière lui”, s’interroge sur un système qui lui a si bien réussi. Comme on pouvait s’y attendre de la part de celui qui a transformé en vingt-cinq ans les Mutuelles Unies de Belbeuf, en leader mondial de l’assurance, c’est bien l’entrepreneur qui est pour lui le véritable moteur du capitalisme, créateur de richesses en bousculant l’ordre établi et en n’acceptant pas les hiérarchies existantes, recherchant le succès, “non pour les fruits du succès, mais pour le succès lui-même ” (Schumpeter).
Mais, pour Claude Bébéar, ce jeu avec les règles ne peut être sans limites si l’on veut bâtir un capitalisme “qui soit accepté et n’aboutisse pas à des inégalités insupportables”. La volonté de mettre à profit sa vaste expérience pour aider chacun à construire sa propre éthique de l’entreprise motive en définitive l’initiative de Claude Bébéar : qu’est-ce qui est admissible et qu’est-ce qui ne peut l’être pour que la société retrouve sa confiance dans le capitalisme ? Aux yeux d’Adam Smith, la main invisible du marché ne pouvait jouer efficacement son rôle qu’entre individus “ moraux” .
Alors que, selon les mots d’Alan Greenspan, une infectious greed a saisi ces dernières années le capitalisme mondial, Claude Bébéar nous rappelle, quant à lui, la valeur de la responsabilité et du respect des individus. Et si, pour ce passionné de rugby, ancien capitaine du Quinze de l’X, il devait en être du capitalisme comme d’un match réussi : “ engagé, mais correct ” ?