Profilage
Si l’on excepte l’amateur véritablement éclectique – à ne pas confondre avec un dilettante – chaque passionné de musique a ses domaines de prédilection. Et l’on pourrait jouer à établir une taxonomie des individus à partir de leurs goûts musicaux : dis-moi ce que tu écoutes, je te dirai qui tu es.
Par exemple, un wagnérien serait un romantique austère qui refoule ses pulsions, un amateur de Chopin un rêveur délicat et indécis, un amateur d’orgue un solitaire aux tendances mégalomaniaques, etc.
Tout cela est bien sûr parfaitement subjectif, mais on peut s’y essayer : ce n’est qu’un jeu.
Debussy et Fauré
Un sensuel à la fois hédoniste et exigeant ne pourra que s’enthousiasmer pour l’enregistrement récent par l’ensemble Anima Eterna Brugge dirigé par Jos Van Immerseel du Prélude à l’après-midi d’un faune, de La Mer et des Images (Rondes de printemps, Gigues, Iberia)1.
Et pourtant les versions de ces œuvres sont innombrables. C’est qu’Immerseel a réalisé une alchimie rare, en associant une rigueur boulézienne dans le découpage des plans sonores à un lyrisme que l’on trouve rarement dans les interprétations de Debussy.
On ajoutera que l’instrumentation est exactement celle qu’avait voulue Debussy, y compris un instrument rare aujourd’hui, le hautbois d’amour. Un très grand disque.
Même dans son Requiem, Fauré, qui fut un grand pécheur devant l’Éternel, fait preuve d’une sensualité qu’appréciera notre hédoniste exigeant. N’avait-il pas déclaré qu’il avait composé ce Requiem « pour le plaisir » ? L’ensemble de chambre du LSO (London Symphony Orchestra) et l’ensemble vocal Tenebrae dirigés par Nigel Short, avec Grace Davidson, soprano et William Gaunt, baryton, viennent d’en enregistrer la version de 1893 (sept parties)2.
L’appareil orchestral réduit, comme l’avait voulu Fauré, une grande précision dans la direction concourent à donner à cette œuvre religieuse une dimension humaine et profondément émouvante, assez loin de la solennité dans laquelle on l’enveloppe souvent.
Violon
Le Deuxième Concerto de Prokofiev est moins joué que le premier, plus austère et moins lyrique mais plus homogène, avec un deuxième mouvement (Andante) proprement sublime, une des plus belles choses que Prokofiev ait écrites, et où une âme avide à la fois d’émotions et d’élévation trouvera son miel.
C’est l’occasion de découvrir la violoniste Janine Jansen, au jeu mesuré et chaleureux, qui interprète ce Concerto avec le London Philharmonic Orchestra dirigé par Vladimir Jurowski3.
On découvrira aussi deux œuvres rares et fortes, la Sonate pour deux violons, qui relève de la « nouvelle simplicité » que cultivait Prokofiev dans les années 1930, et la Sonate pour violon et piano op. 80, angoissée, qui date de l’époque la plus noire du stalinisme, quand Prokofiev voyait ses amis arrêtés et éliminés.
Les Concertos pour violon de Jean- Marie Leclair sont d’une autre eau, calme et pure, propres à séduire un individu raffiné qui recherche la sérénité. C’est ce que le XVIIIe siècle français a produit de plus élaboré, à cent lieues, on peut le dire sans chauvinisme excessif, du foisonnement habile et répétitif de Vivaldi. Luis Ottavio Santos et l’ensemble Les Muffatti donnent des concertos 1, 2, 4, 5, 6 de l’opus 7 une excellente interprétation, légère et distanciée4.
Pour un curieux original
Saviez-vous que le plus jeune des fils de Bach, Johann Christian, avait vécu en Italie puis en Angleterre, et qu’il avait été le seul des Bach à écrire des opéras ? Vous pourrez le découvrir avec Zanaida, opéra en trois actes composé pour le public de Londres, et que vient d’enregistrer l’ensemble Opera Fuoco dirigé par David Stern5. Un classique de l’opéra du XVIIIe, d’autant plus intéressant qu’il émane d’un Bach atypique.
Un autre disque pour un curieux : la harpiste Émilie Gastaud joue des danses du répertoire – Granados, Debussy, Tournier, Falla, Damase – entre lesquelles s’intercalent des textes brefs dits par André Dussolier6.
C’est joli, léger et sans prétention, un petit jouet de Noël.
Tout Schumann pour piano
Les amateurs sérieux, passionnés et organisés, aiment les intégrales, au disque comme dans les festivals.
Celle de l’œuvre pour piano de Schumann, enregistrée par Éric Lesage entre 2005 et 2009, est regroupée en un coffret que publie Alpha7. Tout s’y trouve, des Papillons aux Albumblätter, y compris des pièces peu connues comme les Six Petites Fugues de l’opus 126.
L’intérêt de cette somme, sans égale, réside dans l’homogénéité parfaite : Éric Lesage a pensé cette intégrale dans son ensemble ; elle jalonne toute la vie de Schumann et l’on peut découvrir, en suivant ce parcours en quelque sorte biographique, les œuvres étant présentées par ordre chronologique, l’évolution profonde du compositeur depuis l’amour de jeunesse pour Clara jusqu’aux prémices de la folie.
On connaît déjà Éric Lesage dans Schumann dont la musique de chambre avec piano a été examinée dans ces colonnes. Jeu égal, retenu, techniquement parfait, et profondément émouvant : Lesage a si bien intériorisé cette musique qu’il est Schumann lui-même, et ses Scènes d’enfants, par exemple, nous touchent beaucoup plus fort que celles de Martha Argerich.
L’amateur sérieux et organisé, qui croyait peut-être thésauriser calmement une intégrale de plus, se laissera prendre au jeu ; il pleurera souvent et ne ressortira pas indemne de ce parcours initiatique.
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1. 1 CD ZIG-ZAG.
2. 1 CD LSO LIVE.
3. 1 CD DECCA.
4. 1 CD RAMÉE.
5. 2 CD ZIG-ZAG.
6. 1 CD TRITON.
7. 13 CD ALPHA.