Émotion
La maturité d’un peuple se juge à sa capacité de ne s’enflammer que lorsque ses valeurs fondamentales sont en jeu. Hors de ces moments rarissimes, c’est la raison qui devrait guider les comportements collectifs, l’émotion étant réservée à la sphère privée. C’est l’émotion avant tout que nous attendons de la musique (un critique d’un journal du soir se ridiculisa naguère en rapportant, dans le compte rendu d’un concert, que le soliste n’avait pas respecté la reprise à la mesure n° N), même si nous sommes capables d’en analyser la technique.
Russes
L’émotion est un élément consubstantiel de tout ce qui est russe, les rapports humains comme la musique. Cinq enregistrements récemment parus en témoignent.
Prokofiev froid et rationnel : image fausse. L’Ange de feu, opéra en cinq actes, baigne dans une atmosphère à la Dostoïevski, avec une écriture orchestrale et chorale sans précédent, et un personnage central féminin exacerbé et constamment au bord de l’hystérie. Une œuvre superbe et forte, pratiquement inédite, enregistrée en 1957 par la merveilleuse Jane Rhodes, Xavier Depraz, l’Orchestre de l’Opéra et les chœurs de la RTF dirigés par Charles Bruck1 (texte français), et parfaitement retranscrite en numérique.
Toujours Prokofiev, avec la Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre par Han-Na Chang et le London Symphony dirigé par Antonio Pappano, qui accompagne au piano, sur le même disque, Han-Na Chang dans la Sonate pour violoncelle et clavier2. La Symphonie concertante est du niveau des deux Concertos pour violon tour à tour bouillante d’énergie et lyrique ; la Sonate, elle, est dépouillée de toute aspérité, fauréenne. Deux chefs‑d’œuvre, peu connus. Et le jeu de Han-Na Chang, chaud et romantique mais d’une extrême précision, rappelle celui d’André Navarra.
Les Quatuors de Chostakovitch sont au XXe siècle ce que ceux de Beethoven furent au XIXe : des œuvres intérieures et rigoureusement personnelles, d’où se dégage une émotion profonde, liée sans doute aux “ sombres temps ” (Brecht) que traversaient le compositeur et son pays, mais qui atteint à l’universalité. Écoutez donc les nos 6, 9, 11 dans le troisième volume de l’intégrale que vient d’enregistrer le Quatuor Debussy3 : vous êtes pris dès la première mesure et vous en sortez bouleversé, comme à la lecture de Vie et Destin de Grossmann.
Vous êtes pris aussi bien par Boris Godounov , le paroxysme de l’émotion russe, dont Valery Gergiev donne une version à la fois retenue et poignante à la tête de l’Orchestre et des chœurs du Kirov, avec Vladimir Vaneev dans le rôle de Boris4. Boris, c’est l’histoire du peuple russe, exalté, trop prompt à s’enflammer et donc à se laisser manipuler. On peut comparer cet enregistrement, très russe et romantique, à la version célèbre, plus classique, Cluytens- Boris Christoff, récemment évoquée dans ces colonnes. Pour faire court, Gergiev, c’est Bernstein, tandis que Cluytens s’apparente à Karajan : à vous de choisir.
Les onze pièces enregistrées sous le titre Saint-Pétersbourg – Les Quatuors du Vendredi par le Quatuor Ravel5 montrent une autre face de la musique russe du XIXe siècle : sérénades, sarabandes, polkas, composées pour des soirées gastronomico-musicales par Glazounov, Rimski-Korsakov, et des musiciens moins connus comme Liadov, Sokolov, Blumenfeld. Mais les Russes sont émus – et émouvants – en toutes circonstances, et l’intérêt de ces morceaux exquis dépasse de loin l’apparente légèreté du propos.
Debussy, Britten, Coward
Il est des disques dont on n’attendrait a priori que du plaisir, et qui se révèlent joyaux ; ainsi d’un Debussy par Claudio Abbado et le Philharmonique de Berlin, où figurent trois Nocturnes, le Prélude à l’après-midi d’un faune et la Suite de concert Pelléas et Mélisande6. Quelles cordes, bien sûr, mais aussi quels bois, alors que l’on croyait ceux des orchestres français insurpassables ! Et quelle direction, d’une extrême finesse, d’une sensibilité qui atteint à la magie. Jamais, peut-être, le Prélude n’aura paru aussi subtil, hors du temps, les Nocturnes aussi oniriques. Quant à la Suite tirée de Pelléas, si rarement jouée, elle est plus émouvante encore que l’opéra, car plus concentrée, plus homogène. Un très grand disque, un plaisir rare.
Britten est sans doute un des rares compositeurs du dernier demi-siècle qui restera : il est accessible sans apprentissage préalable, et il véhicule, au travers de l’image omniprésente de l’enfance fragile et grave dans un temps de violence, une émotion profonde. La violoncelliste Ophélie Gaillard et Vanessa Wagner, elles-mêmes proches encore de l’enfance, ont enregistré la Sonate et les Suites 1 et 2 pour violoncelle et piano7, des œuvres fortes dont l’écoute ne laisse pas indemne.
Noel Coward, dramaturge et aussi compositeur de comédies musicales, représente l’autre face du génie d’outre-Manche : le charme exquis et faussement détaché du confort bourgeois des années trente, et c’est ce charme, aussi vénéneux peut-être, en définitive, que la musique de Britten, que l’on retrouve dans un disque délicieux et amer comme un thé anglais de “ songs”, The Noel Coward Songbook , par le ténor Ian Bostridge et Jeffrey Tate au piano8. La musique, aux harmonies gershwiniennes, est proche de celle de Cole Porter. Mais, surtout, Ian Bostridge chante avec une intelligence, un maniérisme raffiné et une clarté d’élocution qui sont pour nous la quintessence de l’esprit britannique.
À écouter un samedi en fin d’après-midi, dans un fauteuil capitonné de cuir, devant une bibliothèque en acajou, si possible, en sirotant un whisky pur malt – sans eau, of course.
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1. 2 CD ACCORD 472 723 2.
2. 1 CD EMI 5 57438 2.
3. 1 CD ARION ARN 68 596.
4. 3 CD PHILIPS 470 555 2.
5. 1 CD SKARBO DSK 4029.
6. 1 CD DGG 471 332 2.
7. 1 CD AMBROISIE AMB 9927.
8. 1 CD EMI 5 57374 2.