La mère du printemps
J’ai connu il y a près de cinquante-cinq ans l’auteur de ce beau récit, que je crois principalement autobiographique – et je n’ai pas voulu poser la moindre question sur la part de fiction qu’il peut contenir. En effet, ce n’est pas ce qui importe, mais la sincérité profonde avec laquelle André Courtaigne fait revivre un certain Maroc d’il y a plus d’un demi-siècle, celui, de population berbère, où a été construit dans le Moyen-Atlas le grand barrage de Bin el Ouidane. Celui-ci a permis l’irrigation de la plaine du Tadla et l’alimentation de deux centrales hydroélectriques.
L’auteur, ingénieur d’une grande entreprise de travaux publics lors de la construction (1949−1953) de ce barrage – dont le maître d’ouvrage était l’Énergie électrique du Maroc –, a tiré parti de quelles connaissances ? Celles acquises à l’X ? À l’École des ponts et chaussées ? Au Massachusetts Institute of Technology (MIT) où, pendant l’été 1949, il a suivi notamment un cours de mécanique des sols ? Peu importe ; car le récit montre à quel point l’efficacité devait plus à certaines qualités humaines qu’à des connaissances techniques, au demeurant bien nécessaires.
Le titre : La mère du printemps. C’est la traduction du nom que les Berbères donnaient à l’Oum er Rbia dans lequel se jette l’Oued el Abid, qui a creusé les gorges dans lesquelles a été construit Bin el Ouidane. Ce “printemps” de la plaine que permet l’Oum er Rbia, gonflé de l’affluent venu de la montagne, c’est le symbole de bienfaits prodigieusement accrus par cette action de l’homme sur la nature.
Dans ce récit, face à des responsabilités techniques, économiques et humaines, André, le jeune ingénieur, “ n e découvrait pas seulement le chantier, il se découvrait lui-même ”. Admiratif de Lyautey et du père de Foucauld, André est frappé par quelques lignes de ce dernier, écrites en 1883, date qui lui semble préfigurer l’entrée de Bin el Ouidane dans l’histoire.
Au fil des pages, le lecteur partage les joies, les angoisses et les peines qui jalonnent les quatre ans d’effort. Il comprend, comme l’auteur, combien il faut se défier d’idées reçues sur ces populations, des clichés sur Arabes et Berbères, comme des jugements sur le comportement des Français, tant il est vrai que les types de “ colons ” étaient divers.
Alors même qu’à cette époque les entreprises de travaux publics passaient d’un stade presque artisanal à un stade véritablement industriel, les accidents que la nature faisait survenir, souvent au prix de vies humaines, rappelaient les hommes à la modestie.
Les ouvriers, pour la plupart Berbères recrutés sur place, savaient que leur travail ne durerait qu’un petit nombre d’années ; mais aucun sans doute n’a compris longtemps avant la mise en eau que leurs villages allaient disparaître. Et, même si le comportement du maître d’ouvrage à leur égard a été sans reproche, le choix pour ces ouvriers n’en a pas été moins douloureux entre rester, un peu plus haut, dans leur cadre de vie traditionnel ou se transformer en cultivateurs en descendant dans la plaine irriguée.
C’est sur ces dilemmes pour eux ; c’est, pour les ingénieurs, sur le déchirement de l’adieu à l’aventure humaine et technique, que s’achève ce récit très pur.