Le Menteur
La Bruyère maniait la prose française mieux que quiconque mais cela ne le mit pas à l’abri d’occasionnelles cuistreries : Corneille peint les hommes comme ils devraient être, Racine les peint tels qu’ils sont (Les Caractères – Des ouvrages de l’esprit). C’était oublier les comédies de Corneille, que d’ailleurs il n’aimait pas, les jugeant sèches et languissantes.
Un tel propos peut surprendre les spectateurs qui connurent le bonheur d’assister à une représentation du Menteur, récemment monté au Théâtre Hébertot, qui n’avait rien de sec ni de languissant. Il est certain qu’on imagine mal Nicolas Vaude – il joue Dorante – se prêtant à du sec et du languissant. Je suis sûr que s’il s’avisait de donner une lecture publique de La Critique de la raison pure, il trouverait moyen de la commuer en une enchanteresse féerie.
Soyons sérieux : à trente-six ans, Corneille revenait une dernière fois à la comédie. Il se complaisait dans les brouillaminis. Même certaines de ses tragédies sont bâties sur de déconcertantes intrications de personnages. Le Menteur en tout cas en regorge : un garçon, Dorante, vient d’achever ses études de droit à Poitiers, il débarque à Paris dont il découvre les merveilles d’architecture, le charme des jardins, l’élégance des femmes que l’on y rencontre.
Emporté par l’enthousiasme, il se lance dans d’extravagantes fabulations pour attirer l’attention d’une jeune fille, qu’il prend pour une autre. Son père veut le marier avec celle qu’il pense aimer, mais comme il croit qu’il s’agit de la seconde, il s’invente aussitôt un empêchement : un mariage secret, contracté à Poitiers dans de rocambolesques circonstances.
Amusées et surtout éberluées par tant de confusions, les deux jeunes filles se font passer l’une pour l’autre, avec complicités de servantes et dialogues au clair de lune dans l’embrasure d’une fenêtre. L’existence d’un rival corse la situation et personne ne comprend plus rien à ce qui se passe, pas même le sage valet de Dorante, lui-même dupé par les inventions de son maître.
Mais Corneille savait fort bien dénouer les situations les plus tordues nées de son imagination. Le rival va finalement épouser sa fiancée, Dorante l’autre jeune fille, et comme il en est au point de ne plus savoir très bien laquelle il aime, il est tout content quand même.
Nicolas Briançon a mis en scène cet éblouissant divertissement. Les spectateurs des Directeurs, joués voici peu au Poche- Montparnasse, le connaissent : il interprétait Denfert, l’arriviste cauteleux. Il n’est pourtant pas seulement un excellent comédien mais aussi un metteur en scène sachant associer imagination et respect du texte. Ce n’est pas si fréquent et il faut se réjouir qu’existent des gens de métier pour qui le théâtre n’est pas un moyen de compenser leurs névroses au détriment de l’auteur, voire du public si besoin est.
Le décor, changeant, évoque certes la place Royale ou les jardins des Tuileries tels qu’ils étaient en ce milieu de XVIIe siècle – la pièce est de 1642 – mais Briançon a choisi de faire jouer en costumes 1920. Une ambiance “folles années”, en outre soutenue par de brefs intermèdes musicaux du style jazz, convient à la perfection à l’insouciance et la grâce jaillies des alexandrins du Menteur. Ainsi, le spectateur est-il juste assez dépaysé pour sentir l’intemporalité de l’intrigue, mais non pas trop, comme c’est le cas avec de certaines extravagances costumières qu’il est parfois contraint de subir.
Briançon a entouré Vaude d’une pléiade de jeunes comédiens et comédiennes, et de moins jeunes, tous de bon aloi, qui virevoltent sur scène, portés par l’élégance de cette belle langue française que Vaugelas s’appliquait alors à codifier.
En bref, une soirée de fête propre à nous rappeler que Corneille fut un jeune homme ardent et rêveur, bien éloigné du galimatieux casse-pieds en qui le changèrent trop de professeurs de l’enseignement secondaire