Langue vivante
Un jazzman arrive dans un pays qui lui est étranger et dont il ne parle pas la langue. Il a apporté son instrument, à moins qu’il soit pianiste, ou bassiste, ou batteur. Il se rend dans un club de jazz – il y en a presque partout – se joint au groupe qui joue ce soir-là, propose un standard (en en esquissant le thème), et, en quelques minutes, il est en communion avec les autres musiciens, et pourra jouer avec eux toute la nuit et les quitter au matin sans avoir échangé une parole, avec le même sentiment de plénitude et d’exaltation que s’il avait passé la nuit avec des amis de toujours à parler de choses fondamentales – la vie, l’amour, la mort – avec une totale liberté, en faisant fi des conventions bourgeoises.
C’est que la musique est un moyen de communication universel et non codé, aux possibilités infinies, donc un langage combien plus riche que les langues parlées avec leurs mots en nombre limité, leur syntaxe, leurs usages codifiés par la vie sociale. Il n’est pas nécessaire de pratiquer une musique d’improvisation comme le jazz : écouter ensemble une pièce musicale, avec des amis dans un intérieur ou à mille dans une salle de concert, confère la quasi-certitude d’avoir communié avec les autres, pour peu qu’ils soient, comme vous, réceptifs à la musique.
Et ce langage peut transcender les cultures : si vous êtes un véritable amateur de musique, et si vous êtes ouvert, vous pourrez éprouver la même impression de communion avec le public d’un village balinais devant un ensemble de gamelan, ou en écoutant un raga indien avec des habitants de Delhi, alors que vous n’avez pas les mêmes références culturelles que le reste de l’auditoire.
Chants
Le chant choral, d’abord : tous ceux qui ont chanté dans des chorales connaissent ce sentiment de satisfaction intense que procure le chant collectif, pratiqué beaucoup moins, d’ailleurs, par les Français, que par leurs voisins scandinaves, britanniques, suisses (signe parmi d’autres, peut-être, de notre farouche individualisme). Un disque récent présente des œuvres de Marcel Landowski par l’excellente Maîtrise des Bouches-du-Rhône1. Il s’agit d’une musique tonale très bien écrite et structurée, dans la lignée de Florent Schmitt, Honegger, et même Ravel, et qui émeut. Les Quatre Chants d’innocence sont une très jolie évocation de l’enfance ; les deux cantates les Rois Mages et Jésus, es-tu là ? sont deux œuvres plus ambitieuses et tout aussi accessibles d’un compositeur qui vise d’abord, et très justement, au cœur.
Communier avec la divinité est le premier souci des hommes à travers les âges et les religions, et le rôle premier de la musique, qui a été d’abord sacrée dans toutes les civilisations. Sous le titre Chants de l’Amour divin, l’ensemble Venance Fortunat, dirigé par Anne-Marie Deschamps, a enregistré des chants composés par des sœurs moniales entre le XIe et le XIVe siècle2. Chants de plaisir qui inquiétaient certains théologiens, qui craignaient que la musique trop agréable fasse oublier les textes, et n’avaient donc pas compris le rôle messager de la musique ; musique de plénitude, même pour le non-croyant, et qui permet au moins d’atteindre à la sérénité.
À la même époque, plus précisément du Xe au XVe siècle, en Espagne où s’enrichissent mutuellement les trois religions monothéistes, fleurit une musique liturgique juive qui se développe en symbiose avec la musique arabe, et qui, après l’expulsion d’Espagne, accompagnera les Juifs au Maghreb et dans tout le Moyen-Orient, élément sacré de la musique arabo-andalouse. Sous le titre Naguila, un disque récent réunit des chants mystiques sépharades d’Afrique du Nord, interprétés par des musiciens juifs et musulmans réunis au sein de l’ensemble du même nom3, avec le cantor André Taïeb, élève du fameux Cheikh Raymond. Au-delà de leurs fonctions liturgiques, ces chants et cette musique du malouf ont un charme et un pouvoir quasi hypnotique, très proche de celui des chants classiques de l’Inde du Nord. Et si la musique était un ciment de la réconciliation inéluctable israélo-arabe ?
Aux antipodes de ce caractère sacré, sous le titre Mots d’amour, Anne Sofie von Otter a enregistré 25 mélodies de Cécile Chaminade (1857−1944)4, pianiste et compositeur quelque peu oubliée. Il s’agit d’une musique exquise et fine, qui dépasse largement le cadre de la musique de salon dans lequel elle a été écrite, et qui peut être l’homologue-1900 des lieder de Schubert. Si vous aimez Reynaldo Hahn, Bizet, Chabrier, vous aurez une heure de pur bonheur à écouter la merveilleuse et intelligente Anne Sofie von Otter, qui a ici des inflexions qui rappellent… Barbara.
Quatre pianistes
Pollini est un des rares pianistes qui, aussi bien dans Mozart, Beethoven, Chopin, que dans la musique contemporaine, nous donne toujours le sentiment de l’évidence : mais bien sûr, c’est comme cela qu’il fallait jouer, comment ne pas s’en être rendu compte plus tôt, etc. Il vient d’enregistrer un disque de Schumann, où figurent les Kreisleriana, les Gesänge der Frühe, et un allegro en si mineur5. La musique de piano de Schumann est une des plus difficiles à jouer qui soient ; d’abord techniquement, mais cela est vrai aussi des pièces techniquement faciles, comme les Scènes d’enfant : l’interprétation pose des problèmes quasi insurmontables. Les Kreisleriana cumulent ces deux difficultés ; elles constituent vraisemblablement l’apogée non seulement de la musique de Schumann, mais de toute la musique romantique de piano. Servi par un piano aux basses exceptionnelles, Pollini leur confère une dimension quasi symphonique, une couleur, une chair, uniques parmi toutes les interprétations que nous connaissons de ces pièces. L’Allegro n’ajoute rien à la gloire de Schumann, mais les 5 Chants de l’Aube, dernière œuvre de Schumann avant qu’il sombre dans la folie, sont de la plus belle eau, avec cette touche de mystère qui lui est propre.
Nelson Freire : les habitués du festival de La Roque‑d’Anthéron connaissent bien et révèrent ce pianiste brésilien à la présence chaleureuse qui joue souvent à deux pianos avec Martha Argerich et qu’ils s’ingénient à empêcher de partir par des rappels multiples. Dans un disque tout nouveau consacré à Chopin, il joue la Sonate en si mineur, les douze Études de l’opus 25, et trois nouvelles Études6. La Sonate est exceptionnelle : nous l’avons comparée avec deux des meilleurs enregistrements à ce jour, ceux de Samson François (1963) et de Pollini (1985) ; elle est plus enlevée que celle de Samson François, et moins aérienne que celle de Pollini, par ailleurs sublime, et pour nous elle est en tête. Les Études sont jouées comme des études, avec une virtuosité parfois excessive, comme par exemple dans l’Étude aux triolets, mais toujours avec une technique sans faille.
Lukas Foss n’est guère connu du grand public français. L’intégrale de son œuvre pour piano, qui vient d’être enregistrée par la pianiste japonaise Saori Mizumura, rassemble des pièces composées entre 1938 et 19887, et permet de découvrir un compositeur peu banal et très intéressant. Les influences sont multiples, comme souvent chez les compositeurs américains : Bartok, Prokofiev, Hindemith, Stravinski, Gershwin, et même Bach. Mais Foss a su faire la synthèse de ces acquis et, comme sa musique est tonale ou polytonale, rarement dodécaphonique, elle est immédiatement accessible. Au total, pour ceux qui ressentent le besoin de ce “ nouveau ” cher à Baudelaire, voici une œuvre à découvrir, intéressante, variée, jamais ennuyeuse. Et c’est aussi l’occasion de découvrir une pianiste de grande qualité, claire, précise, sans affectation, que l’on aimerait entendre dans d’autres œuvres, pourquoi pas dans… Bach ?
Musique de plaisir
Le camarade Ferey poursuit fidèlement sa production d’œuvres pour flûte, sous le titre de Flûte Panorama, avec un disque de musique française pour flûte et harpe, par Frédéric Chatoux, flûte, et Benoît Wéry, harpe8. Y figurent deux pièces majeures, la Sonate n° 2 de Jean-Michel Damase, et la Suite de Jean Cras, à côté de trois mélodies de Fauré où la flûte remplace la voix, de la Pavane de Ravel, d’Entracte de Jacques Ibert, et d’une trouvaille remarquable, la Fantaisie de Saint-Saëns, qui nous réconcilie avec ce compositeur généralement académique. Les caractéristiques communes à ces œuvres sont leur élégance, leur séduction, et leur finesse, typiques d’une certaine musique française, décriée lors de la dictature sérielle, et qui refait surface aujourd’hui : tant mieux !
La musique de film est difficilement séparable des films, et même des scènes pour lesquelles elle a été conçue. Mais certaines survivent à leurs films, comme Alexandre Newski ou Ivan le Terrible, de Prokofiev, ou Pacific 231, d’Honegger. Korngold fut un grand compositeur classique (un superbe Concerto pour violon, notamment), et devint un compositeur hollywoodien lorsque le nazisme le contraignit à quitter son Autriche natale pour les États-Unis. Un disque récent réunit, par le London Symphony dirigé par André Prévin, les musiques de Korngold écrites pour quatre grands films avec Errol Flynn : L’Aigle des Mers, Capitaine Blood, Le Prince et le Pauvre, et La Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre9.
Cette musique ne fait pas, osera-t-on dire vulgairement, dans la dentelle, d’autant que l’orchestration, qui n’est pas de Korngold mais de spécialistes de la musique de film, fait appel aux effets que requièrent les scènes épiques chères au public de l’époque. Mais si vous avez la nostalgie de ces films dits “ d’action ”, en technicolor, que l’on ne revoit plus guère, eh bien munissez-vous d’un panier de chocolats glacés, installez-vous dans un bon fauteuil, fermez les yeux, et vous serez emporté, avec Errol Flynn, dans ses bouillantes aventures.
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1. 1 CD De plein vent FA 9506.
2. 1 CD L’Empreinte digitale ED 13133.
3. 1 CD L’Empreinte digitale ED 13118.
4. 1 CD DGG 471 331 2.
5. 1 CD DGG 471 370 2.
6. 1 CD Decca 470 288 2.
7. 1 CD L’Empreinte digitale ED 13143.
8. 1 CD Skarbo SK 4012.
9. 1 CD 471 347 2.