Un printemps adolescent

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°573 Mars 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Quatuors : Debussy, Ravel, Milhaud, Mozart

Quatuors : Debussy, Ravel, Milhaud, Mozart

Un jour, il y a bien long­temps, vous avez décou­vert le qua­tuor, la forme qua­tuor, avec le Quar­tet­to Ita­lia­no. C’était le Qua­tuor de Ravel. Vous aviez seize ou dix-sept ans, vous étiez amou­reux, c’était le début du prin­temps, tout concou­rait à l’exaltation des sens. Et vous avez été sub­ju­gué, trans­por­té : ces quatre cordes soyeuses des­si­naient des contre­points savants et se fon­daient en des har­mo­nies sub­tiles, avec des inflexions presque humaines, qu’aucun orchestre ne pou­vait pro­duire. Et vous pou­viez aus­si en choi­sir une et la suivre seule d’un bout à l’autre de l’œuvre sans entendre les autres, et recom­men­cer l’écoute du disque en choi­sis­sant une autre voix, etc.

Et aujourd’hui vous recon­naî­triez entre mille, mal­gré la per­fec­tion asep­tique du CD, cet enre­gis­tre­ment par le Quar­tet­to Ita­lia­no, repris dans la série Réfé­rences par EMI1, avec le Qua­tuor de Debus­sy et le n° 12 de Darius Mil­haud, et vous ne pou­vez l’entendre sans émo­tion. Ces cordes si typi­que­ment ita­liennes de Pao­lo Bor­cia­ni et ses cama­rades, cha­leu­reuses, sen­suelles, fra­giles, font mer­veille dans Debus­sy et Ravel, et aus­si dans le qua­tuor de Mil­haud, écrit en 1945 et dédié à Fau­ré, sur­pre­nant, très clas­sique, presque mozar­tien, magni­fique, le meilleur de Mil­haud. Et moi, dira un autre, qui n’ai pas décou­vert le qua­tuor à dix-sept ans avec le Quar­tet­to Ita­lia­no ? Eh bien, lui dirons-nous, allon­gez- vous sur un cana­pé de votre salon dont vous aurez tiré les rideaux, et rêvez éveillé à votre ado­les­cence : Debus­sy, Ravel, Mil­haud et le Quar­tet­to Ita­lia­no seront de mer­veilleux intercesseurs.

Quatre musi­ciens que vous avez connus ado­les­cents, naguère, le Qua­tuor Hagen, ont entre­pris d’enregistrer les six qua­tuors de Mozart dédiés à Haydn2. Tâche non dépour­vue de risque, venant après tant d’enregistrements mar­quants, dont ceux du Qua­tuor Ama­deus, du Quar­tet­to Ita­lia­no, les deux ver­sions du Qua­tuor Alban Berg. Ces six qua­tuors sont, on le sait, le som­met du qua­tuor mozar­tien, et lais­sèrent, dit-on, Haydn ému et sans voix lorsqu’il les enten­dit chez Mozart. Et tout, les thèmes, la construc­tion, les enchaî­ne­ments har­mo­niques sont à la fois intem­po­rels et en avance de plu­sieurs décen­nies. Le der­nier, le Qua­tuor dit “ des Dis­so­nances ”, l’un des plus beaux qua­tuors qui aient jamais été écrits, est une pierre de touche. Les Hagen ont per­du la fra­gi­li­té magique de l’adolescence, mais ils y mettent ce qu’il faut de joie un peu désa­bu­sée à la lisière du tra­gique, de mélan­co­lie enso­leillée, pour que leur ver­sion vienne se situer tout près de celles de leurs aînés.

Stravinski, Janacek

Éter­nel ado­les­cent, comme nous avons tous rêvé de l’être, Stra­vins­ki fut pro­téi­forme et on ne peut lui atta­cher aucune éti­quette. Les quatre œuvres enre­gis­trées en 1994–1996 par Bou­lez et l’Orchestre de Cle­ve­land, Scher­zo fan­tas­tique, le Roi des étoiles, le Chant du ros­si­gnol, His­toire du sol­dat3, témoignent de cette carac­té­ris­tique qu’il a par­ta­gée avec Picas­so, autre éter­nel ado­les­cent. Scher­zo fan­tas­tique, très rare­ment joué, est une des toutes pre­mières œuvres orches­trales de Stra­vins­ki ; elle pas­tiche un peu à la fois Wag­ner, Rim­ski-Kor­sa­kov, Ravel, avec un beau brio dans l’orchestration.

Le Roi des étoiles, moins joué encore, écrit pour grand orchestre et chœur mas­cu­lin, est une œuvre étrange, her­mé­tique et déca­dente, dont le seul inté­rêt réside dans les effets sonores très recher­chés et inhabituels.

Le Chant du ros­si­gnol est tiré d’un opé­ra que Stra­vins­ki trans­for­ma en poème sym­pho­nique, et les quatre mou­ve­ments relèvent cha­cun d’une manière et d’un style dif­fé­rent, le seul élé­ment com­mun étant un extrême raf­fi­ne­ment dans l’orchestration et la recherche de timbres.

L’Histoire du sol­dat est, elle, plus que connue. Bou­lez en donne ici une ver­sion pure­ment orches­trale, sans réci­tant. Dans les quatre pièces, Bou­lez dirige, comme à son habi­tude, avec la clar­té et la pré­ci­sion qui le carac­té­risent : chaque pupitre se détache – chaque ins­tru­ment dans le cas de l’Histoire du sol­dat – et cette rigueur, qui déçoit dans ses enre­gis­tre­ments de Ravel, par exemple, fait évi­dem­ment mer­veille dans Stravinski.

Depuis quelques années, on redé­couvre Jana­cek, au-delà de Jenu­fa et de Kata Kaba­no­va. Jour­nal d’un dis­pa­ru, joué à Aix-en-Pro­vence l’an der­nier, est une œuvre belle et sin­gu­lière, opé­ra pour une voix (plus quatre ça et là) et pia­no, sur un cycle de poèmes en dia­lecte tchèque. Il a été enre­gis­tré en 2000–2001 par l’excellent ténor Ian Bos­tridge, accom­pa­gné par Tho­mas Adès4, qui joue sur le même disque un ensemble de pièces de Jana­cek pour pia­no seul. La musique de Jana­cek (1854−1928), tonale et un peu aus­tère, ne res­semble à aucune autre. Pour qui connaît Prague, la cam­pagne tchèque et leurs habi­tants, elle exprime bien la quin­tes­sence de l’âme tchèque, autant que nous puis­sions croire la comprendre.

Prokofiev, Lindberg

Les deux Concer­tos pour vio­lon de Pro­ko­fiev font par­tie du groupe des dix ou quinze concer­tos majeurs pour vio­lon des XIXe et XXe siècle, et ils sont vrai­sem­bla­ble­ment ce que Pro­ko­fiev a écrit de plus ache­vé, de plus fort, de plus sédui­sant, avec le Troi­sième Concer­to pour pia­no. Aus­si, les vio­lo­nistes jeunes et brillants s’y essayent-ils dès que la gloire les a tou­chés. Après Ven­ge­rov, Lei­la Jose­fo­wicz vient de les enre­gis­trer, avec l’Orchestre Sym­pho­nique de Mont­réal diri­gé par Charles Dutoit5. C’est une musique délec­table, super­be­ment écrite. Nathan Mil­stein les jouait avec une cer­taine dis­tance, et leur confé­rait une dimen­sion qua­si méta­phy­sique ; Maxim Ven­ge­rov, avec son inimi­table style tzi­gane, en fai­sait des danses lyriques et dia­bo­liques. Lei­la Jose­fo­wicz, qui est presque encore une ado­les­cente, les joue plus tzi­gane encore que Ven­ge­rov, avec une fougue et une sen­sua­li­té qui leur vont très bien. Au fond, pou­voir se prê­ter à des inter­pré­ta­tions aus­si dif­fé­rentes est peut-être la marque des œuvres véri­ta­ble­ment universelles.

Connais­sez-vous Magnus Lind­berg (fin­lan­dais, né en 1958)? L’enregistrement en pre­mière mon­diale de quatre de ses œuvres, Can­ti­gas, Para­da, Fres­co et le Concer­to pour vio­lon­celle, par Esa-Pek­ka Salo­nen et l’orchestre Phil­har­mo­nia6, mérite que l’on s’y arrête. Il s’agit d’une musique tonale, ou plu­tôt poly­to­nale (au sens de la musique de Scria­bine, par exemple), dont la forme repose sur un prin­cipe : c’est l’architecture qui compte en musique, et les recherches har­mo­niques et ryth­miques peuvent être d’autant plus appro­fon­dies que les piliers archi­tec­tu­raux sont forts.

Lind­berg est un orches­tra­teur de pre­mière gran­deur ; sa musique s’apprivoise, elle a du souffle – il y a à la fois du Mah­ler et du Kan­cha­li dans Lind­berg – et pour l’amateur à la recherche du “nou­veau”, comme disait Bau­de­laire, il y a là matière à décou­verte enrichissante.

Ravel : Sonates et Trio

Trois gar­çons qui, eux, sortent tout juste de l’adolescence, viennent d’enregistrer les quatre œuvres qui, avec le Qua­tuor, les Chan­sons, les Valses nobles et sen­ti­men­tales, consti­tuent l’essentiel de la musique de chambre de Ravel : le Trio, la Sonate pour vio­lon et pia­no, la Sonate pour vio­lon et vio­lon­celle et la “ Sonate post­hume ” pour vio­lon et pia­no. Il s’agit de Renaud et Gau­tier Capu­çon et de Franck Bra­ley7.

Ravel est, avec Bach, l’un des très rares com­po­si­teurs qui n’ont pas écrit d’œuvres mineures ou ratées : sans doute le mélange ines­pé­ré du génie, du talent, de l’exigence et de la luci­di­té. Si l’on excepte la Sonate post­hume, œuvre de jeu­nesse assez fau­réenne, le Trio et les deux Sonates réunissent ce qui consti­tue la marque même de Ravel : rigueur de la forme, sub­ti­li­té et sen­sua­li­té des thèmes et des har­mo­nies, inven­tion ryth­mique, lyrisme empreint de pudeur, le tout dans la plus pure lignée de la musique fran­çaise de Rameau à Fau­ré, et avec ce “ je ne sais quoi ” qui fait recon­naître la musique de Ravel dès les pre­mières mesures, même au non-initié.

C’est une musique à la fois savante et exquise, qui confère à l’auditeur le sen­ti­ment flat­teur et fal­la­cieux d’appartenir à une élite, celle des syba­rites raf­fi­nés. Il faut, pour jouer Ravel, beau­coup d’expérience et de rete­nue, ce qui ne s’acquiert en géné­ral qu’après de longues années de pra­tique. Aus­si est-il stu­pé­fiant d’entendre nos trois musi­ciens jouer ces œuvres avec une telle matu­ri­té, une telle sen­si­bi­li­té : on ne peut rêver inter­pré­ta­tion plus fine, plus juste. Rim­baud, Radi­guet, Mozart ont atteint jadis à cette gra­vi­té insou­ciante, à cette grâce. Jean Rous­seau (42), barou­deur au cœur tendre, aurait aimé ce disque.

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1. 1 CD EMI Réfé­rences 5 74792 2.
2. 3 CD Deutsche Gram­mo­phon 471 024 2.
3. 1 CD Deutsche Gram­mo­phon 471 197 2.
4. 1 CD EMI 5 57219 2.
5. 1 CD Phi­lips 462 592 2.
6. 1 CD SONY SK 89810.
7. 1 CD Vir­gin 545492 Z 9.

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