Reconsidérer la richesse
Voilà une lecture stimulante ! En juillet 2000, Monsieur Guy Hascouët, secrétaire d’État à l’économie solidaire, chargeait M. Patrick Viveret, conseiller à la Cour des comptes, d’étudier “ les nouvelles formes de richesse, les modalités de leur reconnaissance et leurs implications, tant dans le domaine de la “ monnaie sociale affectée ”… que des nouvelles formes d’échange apparues au cours des dix dernières années… ”
Si, dès la première phrase de son rapport d’étape (remis fin 2000), Patrick Viveret écrit : “ Vous m’avez fait l’honneur de me confier une mission impossible ”, c’est parce qu’il sait combien pareille entreprise suppose la mobilisation massive sur plusieurs années de centaines de personnes, un bouleversement des comportements, une autre conception de la richesse nationale. Mais il sait aussi qu’impossible n’est pas français ; il en a vu d’autres.
Des thermomètres qui rendent malades : tel est l’intitulé, à peine provocateur, de la première partie du rapport. Aujourd’hui, en effet, chacun connaît l’ambiguïté d’un Produit intérieur brut où s’additionnent les créations de vraies richesses et la réparation de multiples destructions. Les carcasses de voitures et les blessés sur les routes sont donc une richesse nationale ? L’explosion de septembre à Toulouse fait monter la colère, mais aussi le PIB.
Bref, il est d’autant plus urgent de “ changer de thermomètres ” que “ leurs graduations, les unités monétaires, changent quotidiennement ”. La monnaie, expose le rapporteur, ne peut plus être à la fois étalon (permettant d’additionner des éléments hétérogènes), réserve de valeur et moyen d’échange ; elle devient “ outil de domination au bénéfice de ceux qui contrôlent ces trois niveaux, mais au détriment de la plupart des citoyens… L’appropriation (ou la réappropriation) démocratique de la monnaie est ainsi une exigence de même nature et de même importance que la mise en débat public de nos représentations de la richesse ” conclut l’auteur du rapport.
Un projet, des acteurs, des objectifs, une méthode annonce la seconde partie. Les résistances au changement sont en effet considérables : “ Ceux qui auraient intérêt à changer n’en ont pas le pouvoir, ni le savoir, ni même d’ailleurs l’idée ”, et ceux qui savent ont des raisons – souvent contradictoires – de maintenir le statu quo. Entre ces deux catégories existent, heureusement, des personnes et des groupes aptes à faire évoluer les choses, si l’on veut bien renoncer à une vision réductrice de leur rôle. Ce sont : l’ensemble des services publics et sociaux ; les associations en quête d’autre chose que de lucrativité ; les acteurs enfin de l’économie solidaire et sociale, ce dernier cercle recoupant luimême les deux autres. Eux aussi souffrent de rigidités, de querelles de territoires et surtout d’un manque de confiance.
Pour avancer dans la voie d’un projet ambitieux, et ceci dans une perspective européenne et même mondiale, l’auteur du rapport propose trois objectifs dès l’année 2001. Le premier objectif est d’identifier et capitaliser les avances déjà réalisées. C’est ainsi que le PNUD s’attache à rétablir le lien entre économie et éthique grâce aux indices de développement humain et de pauvreté humaine. L’espérance de vie, le niveau d’instruction, la mortalité infantile remettent l’économie à sa juste place. La Banque mondiale devient sensible à une autre conception de la richesse, tenant compte des dégradations des écosystèmes et des dégâts de toute nature provoqués par la “ croissance ”. De multiples systèmes d’échanges non monétaires sont expérimentés, partout dans le monde. Alors la notion de valeur fondée sur la rareté ne suffit plus : l’air et l’eau n’ont pas de prix (en général…), mais il suffit d’en simuler la perte pour en faire découvrir l’importance.
Il faut aussi – second objectif – reconnaître les obstacles au changement ; ramener dans le débat démocratique les questions sur la richesse, sa production et sa répartition ; on évitera ainsi les risques d’arbitraire. Quant aux objections psychologiques et pratiques à toute transformation, elles perdent de leur pertinence dès lors qu’on en parle ouvertement, et que l’on utilise les outils comptables modernes, efficaces et adaptables.
Le dernier objectif (c’est la troisième partie du rapport) porte sur la définition des stratégies à moyen et à court termes. Plus d’une douzaine de pistes de recherche et d’expérimentation sont ainsi tracées. Nous en relevons trois principales :
- pour commencer, mettre ces questions en débat public, grâce aux moyens de communication disponibles ;
- étudier un rapport français sur le développement humain, et en proposer à nos partenaires l’élargissement à l’Europe ;
- lancer et soutenir une recherche sur les projets déjà amorcés dans les domaines relevés par le rapporteur.
Un calendrier est enfin suggéré, de 2001 à 2007.
La seconde moitié du numéro spécial donne les points de vue des associations qui ont pris part, en présence du rapporteur, à une réunion de mars 2001. Elles expriment leur satisfaction d’avoir été consultées, et se déclarent prêtes à collaborer au développement de cet ambitieux projet. On ne saurait résumer en quelques lignes 21 pages du numéro de Transversales. L’échange humain, les monnaies plurielles, la religion de l’économie marchande, rien n’a échappé à leur attention, apportant un flot de propositions concrètes et d’offres de participation. Dans sa réponse, Patrick Viveret rappelle l’ambition politique qu’il entend donner à sa mission : “ Il me paraît essentiel de sortir la question de reconnaissance et de circulation de la richesse du cercle étroit des spécialistes, et même de faire comprendre que ce débat est, au moins autant, un débat politique et culturel qu’un débat proprement économique. ”
Le groupe X‑Action, qui cherche à “ défricher des voies nouvelles ”1, est sensible à l’aspect systémique de la présente démarche, à l’intérêt de mettre cartes sur table, à la commande gouvernementale qui en a pris l’initiative. Il y voit un pari sur la capacité des citoyens, convenablement motivés, à porter leur attention sur des problèmes qui les concernent tous.
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1. Titre du dossier publié par le groupe X‑Action dans le numéro 552 de La Jaune et la Rouge (février 2000). On pourra y relire un entretien avec Patrick Viveret : “ Pour une économie qui lie sans enchaîner ”.