Reconsidérer la richesse

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°571 Janvier 2002Par : Revue Transversales Science Culture, numéro spécial n° 70 (août 2001)Rédacteur : Jean WERQUIN (38) et Lucien de SOMER d’ASSENOY, Groupe X-Action

Voi­là une lec­ture sti­mu­lante ! En juillet 2000, Mon­sieur Guy Has­couët, secré­taire d’État à l’économie soli­daire, char­geait M. Patrick Vive­ret, conseiller à la Cour des comptes, d’étudier “ les nou­velles formes de richesse, les moda­li­tés de leur recon­nais­sance et leurs impli­ca­tions, tant dans le domaine de la “ mon­naie sociale affec­tée ”… que des nou­velles formes d’échange appa­rues au cours des dix der­nières années… ”

Si, dès la pre­mière phrase de son rap­port d’étape (remis fin 2000), Patrick Vive­ret écrit : “ Vous m’avez fait l’honneur de me confier une mis­sion impos­sible ”, c’est parce qu’il sait com­bien pareille entre­prise sup­pose la mobi­li­sa­tion mas­sive sur plu­sieurs années de cen­taines de per­sonnes, un bou­le­ver­se­ment des com­por­te­ments, une autre concep­tion de la richesse natio­nale. Mais il sait aus­si qu’impossible n’est pas fran­çais ; il en a vu d’autres.

Des ther­mo­mètres qui rendent malades : tel est l’intitulé, à peine pro­vo­ca­teur, de la pre­mière par­tie du rap­port. Aujourd’hui, en effet, cha­cun connaît l’ambiguïté d’un Pro­duit inté­rieur brut où s’additionnent les créa­tions de vraies richesses et la répa­ra­tion de mul­tiples des­truc­tions. Les car­casses de voi­tures et les bles­sés sur les routes sont donc une richesse natio­nale ? L’explosion de sep­tembre à Tou­louse fait mon­ter la colère, mais aus­si le PIB.

Bref, il est d’autant plus urgent de “ chan­ger de ther­mo­mètres ” que “ leurs gra­dua­tions, les uni­tés moné­taires, changent quo­ti­dien­ne­ment ”. La mon­naie, expose le rap­por­teur, ne peut plus être à la fois éta­lon (per­met­tant d’additionner des élé­ments hété­ro­gènes), réserve de valeur et moyen d’échange ; elle devient “ outil de domi­na­tion au béné­fice de ceux qui contrôlent ces trois niveaux, mais au détri­ment de la plu­part des citoyens… L’appropriation (ou la réap­pro­pria­tion) démo­cra­tique de la mon­naie est ain­si une exi­gence de même nature et de même impor­tance que la mise en débat public de nos repré­sen­ta­tions de la richesse ” conclut l’auteur du rapport.

Un pro­jet, des acteurs, des objec­tifs, une méthode annonce la seconde par­tie. Les résis­tances au chan­ge­ment sont en effet consi­dé­rables : “ Ceux qui auraient inté­rêt à chan­ger n’en ont pas le pou­voir, ni le savoir, ni même d’ailleurs l’idée ”, et ceux qui savent ont des rai­sons – sou­vent contra­dic­toires – de main­te­nir le sta­tu quo. Entre ces deux caté­go­ries existent, heu­reu­se­ment, des per­sonnes et des groupes aptes à faire évo­luer les choses, si l’on veut bien renon­cer à une vision réduc­trice de leur rôle. Ce sont : l’ensemble des ser­vices publics et sociaux ; les asso­cia­tions en quête d’autre chose que de lucra­ti­vi­té ; les acteurs enfin de l’économie soli­daire et sociale, ce der­nier cercle recou­pant lui­même les deux autres. Eux aus­si souffrent de rigi­di­tés, de que­relles de ter­ri­toires et sur­tout d’un manque de confiance.

Pour avan­cer dans la voie d’un pro­jet ambi­tieux, et ceci dans une pers­pec­tive euro­péenne et même mon­diale, l’auteur du rap­port pro­pose trois objec­tifs dès l’année 2001. Le pre­mier objec­tif est d’identifier et capi­ta­li­ser les avances déjà réa­li­sées. C’est ain­si que le PNUD s’attache à réta­blir le lien entre éco­no­mie et éthique grâce aux indices de déve­lop­pe­ment humain et de pau­vre­té humaine. L’espérance de vie, le niveau d’instruction, la mor­ta­li­té infan­tile remettent l’économie à sa juste place. La Banque mon­diale devient sen­sible à une autre concep­tion de la richesse, tenant compte des dégra­da­tions des éco­sys­tèmes et des dégâts de toute nature pro­vo­qués par la “ crois­sance ”. De mul­tiples sys­tèmes d’échanges non moné­taires sont expé­ri­men­tés, par­tout dans le monde. Alors la notion de valeur fon­dée sur la rare­té ne suf­fit plus : l’air et l’eau n’ont pas de prix (en géné­ral…), mais il suf­fit d’en simu­ler la perte pour en faire décou­vrir l’importance.

Il faut aus­si – second objec­tif – recon­naître les obs­tacles au chan­ge­ment ; rame­ner dans le débat démo­cra­tique les ques­tions sur la richesse, sa pro­duc­tion et sa répar­ti­tion ; on évi­te­ra ain­si les risques d’arbitraire. Quant aux objec­tions psy­cho­lo­giques et pra­tiques à toute trans­for­ma­tion, elles perdent de leur per­ti­nence dès lors qu’on en parle ouver­te­ment, et que l’on uti­lise les outils comp­tables modernes, effi­caces et adaptables.

Le der­nier objec­tif (c’est la troi­sième par­tie du rap­port) porte sur la défi­ni­tion des stra­té­gies à moyen et à court termes. Plus d’une dou­zaine de pistes de recherche et d’expérimentation sont ain­si tra­cées. Nous en rele­vons trois principales :

  • pour com­men­cer, mettre ces ques­tions en débat public, grâce aux moyens de com­mu­ni­ca­tion disponibles ;
  • étu­dier un rap­port fran­çais sur le déve­lop­pe­ment humain, et en pro­po­ser à nos par­te­naires l’élargissement à l’Europe ;
  • lan­cer et sou­te­nir une recherche sur les pro­jets déjà amor­cés dans les domaines rele­vés par le rapporteur.

Un calen­drier est enfin sug­gé­ré, de 2001 à 2007.

La seconde moi­tié du numé­ro spé­cial donne les points de vue des asso­cia­tions qui ont pris part, en pré­sence du rap­por­teur, à une réunion de mars 2001. Elles expriment leur satis­fac­tion d’avoir été consul­tées, et se déclarent prêtes à col­la­bo­rer au déve­lop­pe­ment de cet ambi­tieux pro­jet. On ne sau­rait résu­mer en quelques lignes 21 pages du numé­ro de Trans­ver­sales. L’échange humain, les mon­naies plu­rielles, la reli­gion de l’économie mar­chande, rien n’a échap­pé à leur atten­tion, appor­tant un flot de pro­po­si­tions concrètes et d’offres de par­ti­ci­pa­tion. Dans sa réponse, Patrick Vive­ret rap­pelle l’ambition poli­tique qu’il entend don­ner à sa mis­sion : “ Il me paraît essen­tiel de sor­tir la ques­tion de recon­nais­sance et de cir­cu­la­tion de la richesse du cercle étroit des spé­cia­listes, et même de faire com­prendre que ce débat est, au moins autant, un débat poli­tique et cultu­rel qu’un débat pro­pre­ment économique. ”

Le groupe X‑Action, qui cherche à “ défri­cher des voies nou­velles ”1, est sen­sible à l’aspect sys­té­mique de la pré­sente démarche, à l’intérêt de mettre cartes sur table, à la com­mande gou­ver­ne­men­tale qui en a pris l’initiative. Il y voit un pari sur la capa­ci­té des citoyens, conve­na­ble­ment moti­vés, à por­ter leur atten­tion sur des pro­blèmes qui les concernent tous.

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1. Titre du dos­sier publié par le groupe X‑Action dans le numé­ro 552 de La Jaune et la Rouge (février 2000). On pour­ra y relire un entre­tien avec Patrick Vive­ret : “ Pour une éco­no­mie qui lie sans enchaîner ”.

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