Les Femmes savantes
Tout le monde sait qu’il y a cent manières de jouer Molière, allant de la farce au tragique, mais personne ne sait trop bien comment il se faisait interpréter par sa propre troupe. Selon les rares témoignages des contemporains, il déchaînait les rires par ses mimiques et ses contorsions ; dans l’Impromptu de Versailles pourtant, il se peint exigeant de ses comédiens le naturel, et le moins possible de gesticulations. Apparente contradiction ?
Tout cela est maigre, et laisse le champ ouvert aux metteurs en scène, hélas parfois avides de relectures saugrenues. Les sages s’en tiennent à la vérité des personnages, que seul révèle ce qu’ils disent. On appelle cela la fidélité au texte.
Mme Béatrice Agenin vient de nous en donner une remarquable illustration, en mettant en scène Les Femmes savantes, où elle joue Armande, dans un spectacle en tournée de la Compagnie Melodi-Atelier théâtre actuel. Nous avons connu la chance de le voir l’autre soir à La Baule. Le prospectus annonçait que “Cette pièce raconte la douleur d’être femme, fille, sœur et mère dans un monde où les hommes ont les pleins pouvoirs. ”
C’est une niaiserie, et Molière raconte bien autre chose : le ridicule d’un mari terrifié à la seule idée d’un désaccord avec sa virago de Philaminte ; le grotesque de la plus que mûre Bélise, convaincue que tous les hommes sont amoureux d’elle ; le désespoir d’Armande après que, par irréalisme et fatuité, elle a découragé Clitandre, qui s’est, à la longue, laissé toucher par le charme de la timide Henriette. Pas aussi timide qu’elle semble, d’ailleurs : elle se paye à l’occasion la figure de sa sœur jalouse, ou répond tout à trac à Trissotin lui demandant si ses vers l’importunent : Point. Je n’écoute pas.
Quant à dire que les hommes tiennent là une position de domination, c’est ne pas voir que Molière respectait la parité, avant que ce ne fût une obligation de droit. Quatre personnages ont les pieds sur terre : Ariste et Clitandre certes, mais aussi Henriette et la brave Martine, qui dit son fait à tout un chacun :
Et pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit
Je ne voudrais jamais prendre un homme d’esprit
L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage.
Mises à part leurs lubies, les savantes femmes savent d’ailleurs beaucoup de choses. Philaminte a des lettres, Bélise a lu Descartes, et fort bien compris la notion d’étendue comme attribut de la matière, par opposition à l’esprit. Même si elle en use, à contretemps de surcroît, à propos de ses conceptions éthérées de l’amour, ce n’est, de soi, pas si mal. Au lieu que son frère Chrysale n’est guère qu’un vaniteux imbécile.
Pour Armande, Béatrice Agenin jouait à merveille ses déchirements d’amoureuse éconduite par sa propre faute, et l’on voyait bien que ses pâmoisons littéraires n’étaient sans doute que la marque de son immaturité : une façon de s’étourdir, en imitant mère et tante.
Le découpage en actes courts du théâtre classique, quel qu’en soit l’auteur, tient à une contrainte technique. Les plateaux étaient alors éclairés par des chandelles, qu’il fallait moucher toutes les vingt minutes environ, à peine qu’elles s’étouffent. D’où la nécessité d’interrompre le jeu durant cette opération. On abandonne maintenant ces coupures, devenues inutiles.
Dans sa mise en scène, Mme Agenin les a conservées, en les meublant par des scènes muettes, où ces dames se livrent à de brèves expériences de physique amusante. Cela n’apporte pas grand-chose, mais occupe le regard et, au moins, ne fait de mal à personne.
Elle fait pourtant commencer de même la pièce, par un lent jeu silencieux où l’on voit Henriette essayer un voile et se couronner de fleurs. Puis surgit sa harpie de sœur, qui l’invective : Quoi ! Le beau nom de fille… Il me semble que c’est une erreur. Dans l’esprit des spectateurs en effet, ce voile, ces fleurs collent alors à Henriette une aura d’Ophélie vaporeuse et fragile, en totale contradiction avec le bon sens mêlé d’ironie du personnage. On serait plutôt tenté de voir les choses ainsi : les deux sœurs poursuivent une discussion commencée dans la pièce voisine. Le possible mariage d’Henriette a été évoqué et déjà Armande s’est dressée sur ses ergots. Excédée, Henriette fuit dans sa chambre en traversant le salon (la scène) ; Armande l’y poursuit, en continuant de la houspiller. Seulement ainsi, tout l’abrupt du premier vers prend son sens. Ce qui n’est pas le cas si Henriette batifole depuis un moment, seule avec ses fleurs.
Telle est, du moins, ma vision, mais il ne s’agit après tout que d’un sentiment personnel, à propos d’un seul personnage. Pour le reste, on voudrait que Molière fût toujours joué avec autant de fidélité. C’est loin d’être le cas, même, et peut-être surtout, salle Richelieu.