Musiques sacrées, sacrée musique
Chacun de nous ressent – ou fuit – son angoisse métaphysique à sa manière, selon qu’il est croyant, agnostique, athée, panthéiste… Et la musique est un des meilleurs moyens – le seul moyen universel, car, quoi qu’en ait dit Pascal, la prière n’a guère d’effet sur un non-croyant – de s’isoler ou de communier avec les autres pour contempler sans effroi le grand mystère et essayer de comprendre.
Aussi, religieux de quelque religion que ce soit, ou non croyant, la musique sacrée nous transporte, si nous voulons bien l’écouter dans certaines conditions propices à la méditation, quelle que soit la religion à laquelle elle fait référence, quel que soit le texte sur lequel elle s’appuie.
Cela est vrai aussi, bien sûr, de la musique profane, à condition qu’elle ait – ou que nous puissions lui prêter, tant cela est subjectif – cette profondeur, cette puissance d’envoûtement qui nous permet de nous abstraire du monde qui nous entoure, et de nous absenter, très loin, au dessus…
Franz Schmidt, le Livre des sept sceaux
Lorsque Schmidt termine à Vienne son oratorio Das Buch mit sieben Siegeln, en 1937, à la veille de l’Anschluss, la grande apocalypse se prépare. Il mourra sans en être le témoin, en 1939. Peu connu du grand public d’aujourd’hui, Schmidt a joué devant Brahms, a été dirigé par Mahler, a connu – et respecté – Schoenberg et Alban Berg. Sa musique, rigoureusement tonale, est, pourrait-on dire, au barycentre – avec pondérations égales – de celles de Fauré, Puccini, Wagner, Mahler, Schoenberg (celui d’avant la musique sérielle). C’est-à-dire qu’elle est très séduisante, lyrique, mais aussi recherchée et inventive, superbement orchestrée.
Écrit sur le texte fantastique de l’Apocalypse de saint Jean, le Livre des sept sceaux est une œuvre tout à fait hors du commun, qui ne peut être comparée, par son esprit et par la fascination immédiate qu’elle exerce sur l’auditeur, qu’au Requiem allemand de Brahms ou à la Messe en si de Bach.
Il est inexplicable que cette œuvre, que l’on peut préférer à bon droit au Requiem de Verdi, soit restée pratiquement inconnue jusqu’à l’enregistrement de Nikolaus Harnoncourt avec le Philharmonique de Vienne, le Wiener Singverein, et des solistes parmi lesquels se détache Kurt Streit, ténor, dans le rôle de l’évangéliste1. Le langage pratiqué par Schmidt, qui a fait choix, comme Bach, non d’innover dans la forme mais de capitaliser sur tout ce qui a été écrit avant lui, est sans doute un élément majeur du pouvoir de pénétration de l’oratorio. Mais au-delà de cette relative facilité d’accès, il y a un souffle, une force, qui font du Livre des sept sceaux une œuvre majeure du XXe siècle, un authentique chef d’œuvre.
Bach, la Passion selon saint Matthieu, par Harnoncourt
À la différence de l’oratorio de Schmidt, la Passion selon saint Matthieu fait partie de notre univers familier de mélomane, de notre panthéon. Et c’est non sur l’œuvre mais sur l’interprétation que l’on peut juger un enregistrement nouveau. Harnoncourt, qui avait déjà enregistré la Passion selon saint Matthieu dans les années 70, y revient trente ans après, à la tête du Concentus Musicus Wien, du Chœur Arnold Schoenberg, et d’une pléiade de solistes dont Christoph Prégardien dans le rôle de l’évangéliste2. C’est le bonheur total. Chaque mesure est l’occasion de découvrir des nuances jamais remarquées, l’ensemble orchestral atteint la perfection absolue, les solistes sont parfaitement en situation, et même les récitatifs sont géniaux.
Et Harnoncourt a eu la bonne idée, iconoclaste mais salutaire, de remplacer les chœurs d’enfants par des altos et sopranos féminins, beaucoup plus riches en harmoniques et plus puissantes (au XVIIe siècle, les voix des enfants muaient vers 12–13 ans, contre 9–10 aujourd’hui). Il faut écouter ces chorals, dont chaque note est modulée en puissance sur toute la durée de sa tenue, et qui vous prennent littéralement aux tripes. Du côté technique de l’enregistrement, on ne peut faire mieux (chaque instrument, chaque voix se détache avec une absolue clarté). Au total, l’interprétation de toute une vie.
Messiaen, Turangalîla-Symphonie
Le langage musical auquel nos oreilles et notre cerveau sont habitués, celui de la gamme tempérée à 7 tons et 12 demi-tons, de l’accord parfait et des autres accords de base, est notre langage universel d’Occidentaux. C’est dans ce langage que chantent les rockers comme les enfants des écoles, qu’improvisent les jazzmen aussi bien que les joueurs de guitare flamenco. C’est aussi dans cette langue que se répandent, hélas, les musiques de fond des ascenseurs et des supermarchés.
L’échec de la musique sérielle s’explique par le caractère tout à fait arbitraire de son langage, qui n’est lié à aucune culture, aucune tradition. Les autres musiques contemporaines pénètrent le grand public (des mélomanes, s’entend) ou sont confinées dans le cercle étroit des initiés selon qu’elles font référence à un acquis culturel (le Stockhausen d’Hymnen, Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Philip Glass) ou non.
Olivier Messiaen, lui, choisit une voie originale, celle de la transposition de musiques “ de la nature ” (comme le chant des oiseaux) et de musiques de civilisations non occidentales (indienne par exemple), ce à quoi des oreilles occidentales peuvent s’adapter sans trop de difficulté et sans apprentissage.
La Turangalîla-Symphonie, commandée à Messiaen en 1945 par Koussevitzky, est une œuvre monumentale, difficile mais pleine de références à la musique tonale et accessible à un non-initié, et qui se veut un hymne d’amour, le chant de l’amour fou, un peu comme le Sacre du Printemps de Stravinski était l’hymne à la création du Monde.
Rugueuse mais subtile et non primitive, elle est écrite pour un ensemble orchestral imposant, qui comprend piano et ondes Martenot, et elle requiert un très bon orchestre et un grand chef qui la domine. C’est le cas de Kent Nagano et du Philharmonique de Berlin3, et si vous avez le courage de vous plonger dans ce monde de couleurs et de timbres qui peuvent être nouveaux pour vous, votre effort sera récompensé et vous pourrez même, si vous êtes en état de grâce, connaître la sensation de l’infini.
Marin Marais, Pièces de viole
Le film Tous les matins du monde a beaucoup fait pour rendre populaire la musique de Marin Marais, l’anti-Lully, à qui l’on doit que la musique française ait prévalu, en définitive, au Grand Siècle, malgré la mode de la musique italienne. À quoi tient que cette musique galante, sans intentions métaphysiques, nous touche si fort aujourd’hui et d’une manière qui dépasse de très loin le propos de ses allemandes, gigues et autres muzettes ?
Une réponse peut être trouvée dans une séquence de Tous les matins du monde, où l’un des personnages écrase par inadvertance sous son pied et réduit ainsi en poussière une de ces fragiles et immatérielles oublies, (ces pâtisseries légères et craquantes, disparues aujourd’hui, qui ressemblent un peu à des gaufres, mais qui sont à la gaufre ce qu’un adagio de quatuor de Beethoven est à une marche militaire) : rien mieux que la musique de Marin Marais ne vous donne le sentiment du temps qui passe, de l’irréversibilité de toute action humaine, de l’absurdité d’un monde qui se limiterait au perceptible.
Jérôme Hantaï sait tirer avec son archet, de sa basse de viole, les accents qui vous transportent hors du temps, et Pierre Hantaï et Alix Verzier l’accompagnent fort à propos à la basse de viole et au clavecin4. Si une personne féminine de votre entourage veut bien vous confectionner quelques oublies5, croquez-les doucement en buvant à petites gorgées un muscat de Beaumes-de-Venise très frais, et vous atteindrez peut-être, le temps d’un disque, au sentiment ineffable de l’immortalité.
_____________________________
1. 2 CD TELDEC 8573 81040 2.
2. 3 CD TELDEC 8573 81036 2, avec CD-ROM contenant le manuscrit de la partition.
3. 1 CD TELDEC 8573 82043 2.
4. 1 CD VIRGIN VERITAS 5 45448 2.
5. On trouvera la recette dans Les grandes recettes de la cuisine française, R. J. Courtine.