Un polytechnicien sur l’estrade
L’administration ne considérant pas mon diplôme d’ingénieur de l’École polytechnique comme méritant la catégorie 1, réservée aux licenciés es mathématiques, j’émarge au budget du ministère de l’Éducation pour 680 F par mois. Brève exploitation.
On parvenait à instiller une salutaire crainte à coups d’heures de retenue
Raymond Schiltz était proviseur. C’était, comme on disait à Tarbes, « un monsieur ». Il promenait à travers le lycée sa silhouette courte et ronde et son nœud papillon en même temps que son assurance de proviseur de l’établissement le plus prestigieux de France et ses références d’agrégé de Lettres classiques. Il était en fait très content de récupérer un ancien élève de l’une de ses taupes, passé par l’X, comme « professeur » et, furieux du statut qu’on me réservait, retourna la situation en quinze jours, me fit nommer professeur contractuel, m’élevant ainsi au traitement d’un agrégé et transformant du jour au lendemain en 1470 F mes 680 F de la veille. Belle augmentation.
Grâces en soient rendues à Raymond Schiltz. Je l’amusais, je crois. Je me suis régalé toute l’année, dans les conseils de classe qu’il écrasait de son autorité sourcilleuse, à le voir faire droit sans difficulté à tous les avis de débutant que je claironnais avec une enthousiaste assurance dans le repli plutôt silencieux des collègues chevronnés qui, devant lui, faisaient souvent profil bas.
Mais j’embellis peut-être, tout au plaisir de repenser à ces temps où je ne doutais encore de rien, et fort peu de moi.
Un grand frère
J’embellis sûrement. J’ai beaucoup ramé avec ces classes de seconde, avec l’une des scientifiques surtout, que j’avais prise en main le premier jour de façon catastrophique. C’était un vendredi après-midi. J’avais deux heures de cours avec eux. J’étais parti de la rue Dunois la fleur au fusil et sans la moindre idée de ce qu’était une classe, vue de l’estrade.
Compte tenu de ce que j’ai été capable ou plutôt incapable de réaliser, jouant au « grand frère » et narrant des souvenirs de ma propre scolarité au lieu de me préoccuper d’installer une autorité plus distante, j’aurais peut-être dû le soir même, lucidement, au vu du chahut si aisément obtenu, démissionner et me tourner vers des tâches plus conformes à mon tempérament.
Du bon usage des colles
J’ai rectifié le tir dès le lendemain pour la prise en charge des autres classes. Mieux. Le fiasco initial n’a pas fait tache d’huile et les dégâts, pourtant indiscutables, sont malgré tout restés limités.
Louis-le-Grand, un des plus prestigieux lycées de France.
On parvenait encore à l’époque à instiller une salutaire crainte à coups d’heures de retenue, même si le cahier spécial sur lequel nous consignions les noms des collés, assortis du motif de la colle, manifestait l’existence de récurrences pouvant faire douter de l’efficacité absolue du remède.
Name dropping
J’ai naïvement construit, lors du premier contact avec la seconde littéraire, les conditions d’un incident comique qui m’est resté. Cette classe, qui regroupait des élèves fort médiocres, semblait s’être fait une spécialité des patronymes connus. Y faire l’appel s’apparentait à une lecture du Who’s Who.
Le premier jour donc, je fais remplir à chacun, pour le découvrir, une fiche d’information et à chaud, je procède après avoir relevé ces fiches à un premier tour d’horizon oral des noms. Volonté de commencer à repérer les têtes.
Dans l’enthousiasme du débutant et la satisfaction de m’entendre énoncer : « Mendès-France », « Merleau-Ponty » et bien d’autres noms qui ne me reviennent pas aujourd’hui, je demande à chaque fois : « Mais seriez-vous parent avec l’homme politique… Mais seriez-vous parent avec le philosophe…», pour obtenir régulièrement en réponse : « C’est mon oncle » ou « C’est un cousin de mon père », etc.
Vous ne seriez pas parent avec ?
Évidemment, quelques Martin et Durand résiduels n’ont pas droit à l’honneur de mon questionnement. Soudain, fiches en vrac, apparaît un « Jésus » que machinalement j’appelle.
Et les voir réussir eût relevé du miracle
Et dans le silence frémissant de la classe, alors que j’ai déjà en main la fiche suivante, une petite voix s’élève et demande : « Mais vous ne seriez pas parent avec…?» sans qu’il soit nécessaire à l’insolent d’aller plus loin pour déclencher un fou rire général auquel je ne pouvais que me joindre, rendant un hommage confus à l’à‑propos du gamin, dût-il me coûter un peu de mon autorité ininstallée.
Pour comble de malchance, ce damné « Jésus » avait pris pour meilleur ami un nommé « Larchevêque ». Ça ne s’invente pas. J’étais gâté. Ne jamais, distrait, demander : « Où est Larchevêque ? », la réponse fusant, toujours la même et dans l’hilarité : « Mais voyons, M’sieur, avec Jésus. » Aucun des deux n’était bien fort et les voir réussir eût relevé du miracle.
Colleurs récurrents
Les colleurs eux-mêmes étaient parfois récurrents, l’un d’entre eux était un jeune agrégé de lettres. Il me semble qu’il était par ailleurs délégué syndical. Ses motifs fleuris faisaient mon bonheur. Je me souviens en particulier qu’il s’attachait à reproduire sans modification les propos des élèves ayant provoqué sa sainte colère. Ainsi : « Deux heures de retenue à l’élève Untel pour avoir dit à son voisin d’une voix forte : Arrête de me tâter la banane. »
Bah, quand j’y repense, je n’ai finalement pas eu de trop mauvais rapports avec eux. J’en ai revu un quelques années plus tard, il se nommait Manon, prétexte possible à différentes saillies qui ont alors échappé à ses camarades. Je l’ai retrouvé interne des hôpitaux et au chevet de ma fille à Saint-Vincent-de-Paul, l’été 1976.
Il m’est presque tombé dans les bras. Et moi je le revoyais, en classe, me narguant avec un ballon qui circulait de main en main (eh oui, en cours de maths, à Louis-le-Grand et en 1966), un ballon dont je ne parvenais pas à me rendre maître.
Il m’a promis de bien veiller aux prises de cortisone que requérait le traitement. Étonnant.