La Surprise de l’amour
Les plus pessimistes sur les hommes sont toujours dépassés par la réalité écrivait un auteur dont je tairai le nom, crainte d’aborder au sombre rivage des res infandae. Cette affirmation cependant s’appliquait à l’interprétation de La Surprise de l’amour, de Marivaux, par le Théâtre du Septentrion à La Baule, l’autre soir.
Outre que les comédiens débitaient leur texte à une vitesse propre à montrer leur hâte à s’en débarrasser, la mise en scène surprenait à un degré tel que cela appelait réflexion sur les motivations – je crois qu’on dit ainsi – du metteur en scène : Christophe Luthringer.
Je gage que la plupart des lecteurs de La Jaune et la Rouge vont au théâtre pour passer une plaisante soirée mais qu’ils ne lisent guère ce que les penseurs de la modernité écrivent à propos de l’art du spectacle.
Je l’ai fait pour eux, au vrai un tout petit peu seulement, redoutant d’attraper quelque virus de plume, et voilà que je vous expliquerais à tout bout de champ… qu’un théâtre vraiment citoyen doit se constituer en propédeutique de la réalité et produire le jaillissement d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence dès la fin du spectacle mais qu’il saute aux yeux qu’une telle conception de l’en-soi scénique s’oppose fortement à l’être-là du théâtre qui, selon l’affirmation d’un Galvano Plasti, rejoignant en cela la pensée du grand Haupt Bahnof, ne saurait communiquer avec l’immanence du vécu sans faillir à la primordialité du devenir…
À force de bosser pour vous mieux servir, amis lecteurs, et de me plonger dans des écrits d’une profondeur que je ne soupçonnais point, j’ai découvert quelques vérités dont je voudrais que vous vous pénétrassiez.
- C’est une grave erreur de faire enseigner l’art du théâtre par des comédiens, comme on le pratique encore de-ci de-là. Ces choses s’apprennent maintenant à l’Université, qui a créé des chaires pour cela et collationne des diplômes.
- D’une manière générale, l’enseignement élémentaire contemporain bannit le par cœur. Les étudiants étant donc mal préparés à apprendre leurs rôles, il convient de soulager leur angoisse face à cette tâche rebutante, en n’attachant plus au texte qu’une faible attention.
- En découle l’importance de la mise en scène, qui devient l’objet de véritables recherches, de sorte qu’on peut à bon droit parler de théâtre-laboratoire.
À vrai dire, les théoriciens n’attendirent pas la Sorbonne pour disserter du sujet et cela donna lieu à de grands débats dès la fin du XIXe siècle. Ces querelles d’écoles aboutirent à des changements si profonds qu’on parla, à bon escient vous allez le constater, d’une révolution copernicienne lorsqu’on supprima la boîte du souffleur, puis einsteinienne lors de la disparition du rideau. Encore que certaines salles en soient restées à Copernic. Elles peuvent néanmoins se hisser au niveau Einstein : il suffit pour cela de laisser le rideau levé, si tel est le vouloir du metteur en scène avide d’affirmation de soi.
Au contraire de ce qu’un esprit superficiel pourrait croire de peu de conséquence quant au déroulement de l’action, le bannissement du rideau se révèle de la première importance, expliquent les doctes, en amplifiant la communication entre salle et plateau. On a même vu, dans un tel esprit de communion, des metteurs en scène exiger que la salle restât allumée. On ne voyait, m’a‑t-on rapporté, plus très bien la scène, mais peu importe. Nous n’en étions d’ailleurs pas là à La Baule mais, autre tic relevant du même souci, les premières répliques étaient données dans la salle.
Notez que je n’ai rien là-contre. De cette pratique, les très grands savent tirer des effets remarquables : Madame Mnouchkine, par exemple. Mais il ne faudrait pas que cela devînt un must, comme disent les personnes de qualité.
Faute de se pouvoir débarrasser tout à fait du texte, on peut le contourner. Christophe Luthringer donnait une illustration de cette ressource. Existe dans La Surprise de l’amour un personnage secondaire, le Baron, qui plaisante les réticences amoureuses de Lelio en de rares apparitions sur scène. Il était l’autre soir omniprésent, ou peu s’en faut. Muet, vêtu à la manière d’un fakir, il se livrait à d’étranges passes de magnétiseur, censées faire naître l’amour entre Lelio et la comtesse. C’était un enchantement de le voir manier des sortes de feux de Bengale, mais n’avait rien à faire avec les litotes des protagonistes en proie aux émois d’un attrait réciproque qui les effraye.
Les deux jeunes comédiennes jouant la comtesse et Colombine étaient ravissantes, et douées de surcroît : cela crevait les yeux à seulement observer leur jeu quand elles écoutaient leur partenaire.
On regrettait qu’elles fussent si mal dirigées. On aurait voulu leur rappeler ce qu’écrivait Stanislavski vers la fin de son existence (1863−1938), toute consacrée au théâtre, ami de Tchekhov, et qui en avait vu de toutes les couleurs en sa Russie, à la scène comme à la ville : Une voix bien posée, un sens du rythme, une bonne diction sont pareillement indispensables à ceux qui, jadis, chantaient Dieu garde le Tsar comme à ceux qui maintenant chantent l’Internationale. Non, le processus de la création artistique ne change pas.