Fin d’une liaison
Un jour, presque par hasard, vous mettez sur la platine de vôtre lecteur de disques une musique qui a été jadis, une de vos passions, et que vous n’avez pas écoutée depuis plusieurs années. Et une immense déception vous attend : ce n’était donc que cela ! Ainsi, pour quelques-uns d’entre nous, de certaine symphonie de Beethoven, d’un concerto de Vivaldi, d’un opéra de Wagner, qui tombent d’autant plus haut que nous les avions placés, autrefois, sur un piédestal.
Bien sûr, nous nous refusons à croire que nous avons changé, ou plutôt nous nous réjouissons que notre goût soit devenu plus sûr, que notre sens critique se soit affiné ; plus jamais nous ne perdrons notre temps, précieux et compté, à de telles musiques lourdes, simplistes, ou surannées, alors que nous avons tant d’œuvres de Brahms, de Fauré, de Bartok ou Schoenberg, à réécouter ou à découvrir, etc.
Et nous tournons une page pour toujours, persuadés qu’il n’en sera jamais de même pour nos amours musicales du moment.
Or, il n’en va pas ainsi – fort heureusement – de nos passions anciennes en musique, et nous restons fidèles à bien des œuvres que nous avons aimées et qui. pour nous, résistent à l’usure du temps.
Mendelssohn, Bach, et Schubert/Liszt par Perahia
Les romances sans paroles figurent parmi les pièces les plus rabâchées de la littérature pianistique : tout pianiste amateur a joué l’une ou l’autre de ces petites œuvres exquises, publiées au début des années 1830. Le problème. avec la plupart des interprétations discographiques, est que les pianistes les enregistrent souvent à première lecture ou presque, et que le résultat est plat.
Murray Perahia a choisi 14 d’entre elles1, et les interprète réellement, c’est-à- dire les joue après une étude approfondie : et voici que, à l’inverse des déceptions des amours anciennes, l’on découvre des joyaux insoupçonnés là où l’on avait gardé le souvenir de bluettes : c’est aussi fort que Schumann, aussi beau que Schubert. De Schubert, précisément, Perahia joue sur le même disque les arrangements que Liszt fit de quatre de ses lieder, arrangemets où il y a plus de Liszt que de Schubert, mais dont l’un au moins, le Roi des aulnes, emporte l’adhésion et même l’enthousiasme. Le disque commence par quatre chorals de Bach, transcrits (et non arrangés) par Busoni, Wachet auf, ruft uns die Stimme, Nun komm, der Heiden Heiland, Nun Freut euch, lieben Christen, et lch ruf” zu dir, Herr Jesu Christ. Là, c’est le bonheur total, la plénitude, la sérénité absolue. Au total, Perahia est bien l’un des tout premiers, le digne successeur de Richter.
Rachmaninov et Tcaïkovski par Mikhaïl Rudy
Autres œuvres ultra-jouées, les quatre concertos et la Rapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov et le 1er de Tchaïkovski que Mikhaïl Rudy enregistra en 1990 avec le Philharmonique de Leningrad/Saint-Pétersbourg dirigé par Mariss Jansons et que l’on réédite aujourd’hui2.
On a dit que Tchaïkovski et, plus tard, Rachmaninov avaient écrit de la » musique de film » (ce qui se voulait ironique mais l’est moins aujourd’hui où les musiques écrites pour le cinéma sont jouées au concert).
Bien sûr ces œuvres sont l’archétype du romantisme finissant (pour Tchaïkovski) et attardé (pour Rachmaninov). Mais la postérité a rarement tort, et n’importe laquelle de ces œuvres a aujourd’hui plus de faveur auprès des amateurs de concerts ou de disques que la plupart des œuvres qui leur furent comemporaines et qui se voulaiem en rupture avec le passé. C’est qu’elles sont superbement écrites et orchestrées, et que, venant après nombre d’œuvres de l’époque romantique, elles ont innové par leurs thèmes, leur rythmique, leurs harmonies (pour Rachmaninov); et qu’elles chantent merveilleusement dans la mémoire, sans prendre une ride.
Mais il faut les jouer avec brio, ce qui est relativement facile si l’on possède la technique, et avec au moins autant de finesse que les Concertos de Brahms et Schumann, ce qui est moins simple et beaucoup plus rare. Mikhall Rudy, pianiste extraordinairement subtil (écoutez ses Intermezzi de Brahms et sa Valse de Ravel), et russe par ailleurs, est l’interprète idéal pour ces œuvres qui ne supportent pas la banalité. Une quasi-redécouverte et un régal, véritablement.
Vivaldi – Piazzolla par Gidon Kremer
De tous les compositeurs que l’on a aimés autrefois, Vivaldi est sans doute celui qui réserve le plus de déceptions potentielles. Ses qualités essentielles – le brio, l’invention. le foisonnement – apparaissent comme surfaites, l’on découvre ses .. ficelles « , et les excès dont les Saisons ont fait l’objet depuis que I Musici les révélaient à nombre de discophiles (y compris leur utilisation comme musique d’attente dans nombre de PABX, qui pousse à l’exaspération), contribuent à un rejet somme tOUle injuste.
Ce sont précisément les Quatre Saisons que Gidon Kremer, avec son propre orchestre de chambre (cordes), dénommé drôlement Kremerata Baltica, s’est mis en devoir de renouveler, sans les changer. mais en les associant aux Cuatro staciones portenas (les Quatre Saisons de Buenos Aires) d’Astor Piazzolla3, avec lesquelles elles s’interpénètrent, le Printemps de Vivaldi suivi du Verano Porteno qui précède l’Été, etc., et le Printemps de Piazzolla, la Primavera Portena, terminant l’ensemble.
D’abord, Kremer joue superbement Vivaldi, dépoussiéré, presque tzigane (et pas du tout baroque), et ses collègues sont de première grandeur. Du coup, Vivaldi apparail moderne et neuf. Et la musique de Piazzolla, où l’absence du bandonéon, ôtant le côté » canaille « . ajoute à l’universalité, est beaucoup plus subtile que les tangos et milongas auxquels nous sommes habitués.
Enfin Kremer joue Piazzolla comme il joue Vivaldi, avec la même sonorité, les mêmes structures orchestrales, les mêmes basses en particulier, d’ou une unité inattendue. Ce mélange, loin de choquer (il est d’ailleurs tout à fait dans l’esprit de l’époque de Vivaldi), se révèle quasi génial : une petite merveille. À boire, si l’on peut dire, avec tequila, citron vert, et sel.
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1. 1 CD SONY CB 801.
2. 3 CD EMI 7 542322⁄7 54880 2⁄5 55188 2.
3. 1 CD NONE$UCH 79568 2.