Sève de printemps
Il est des moments où l’on a envie de tout absorber, de tout boire sans distinction, tant est grande la soif de musique et tant nous apparaît court le temps, dont il convient de ne pas gâcher une seconde. On en vient à accélérer l’écoute, à sauter les récitatifs des opéras et cantates, à écourter un mouvement moins réussi pour mieux jouir des autres musiques dont on s’est promis, ce soir-là, de grandes joies.
Alcina ou Haendel érotique
Une très belle histoire : Alcina, magicienne nymphomane, attire les hommes sur son île, puis, après en avoir joui, les transforme en animaux, en arbres, en vagues, etc.
L’amour véritable – et déçu – qu’elle porte à son dernier amant, lui fera perdre ses pouvoirs magiques, et ses amants successifs retrouveront leur forme originelle. Sur ce livret très moral, et en feignant de ne pas se départir du ton convenu qui est un des attributs de la musique baroque, Haendel signe son opéra le plus fort, le plus humain, et dont la sensualité et l’amertume font irrésistiblement penser à… Cosi fan tutte.
Et découvrir cette œuvre dans une distribution qui comprend rien de moins que Renée Fleming, Susan Graham, Natalie Dessay, parmi les solistes, et Les Arts Florissants de William Christie1, est un de ces petits bonheurs rares qui marquent l’auditeur, éclairé ou non, de manière plus durable qu’une journée de printemps ensoleillée.
Bach – La Passion selon saint Marc
La Passion selon saint Marc a disparu, on le sait, comme nombre d’œuvres de Bach, emportée sans doute dans la tourmente des vicissitudes qu’ont connues ses fils, qui s’étaient partagé ses manuscrits. De savants musicologues ont tenté, à plusieurs reprises, de la reconstituer à partir d’œuvres sacrées de Bach en se fondant sur des documents de l’époque, et sur le fait que Bach réutilisait couramment les matériaux de ses œuvres, tout particulièrement de ses cantates, pour en bâtir d’autres.
Une telle reconstitution est plus subjective encore que celle d’un animal préhistorique à partir de fragments d’os. Aussi vaut-il mieux que l’archéologue soit un expert des œuvres sacrées de Bach. À cet égard, Ton Koopman, à qui l’on doit les enregistrements des Cantates et Passions sans doute les meilleurs de ces vingt dernières années, et qui par ailleurs, claveciniste, a accompagné tant de récitatifs de Bach, était l’homme de la situation. Il a donc reconstitué à sa manière la Passion selon saint Marc, à partir des œuvres de Bach (hormis les Passions) qui lui paraissaient les plus vraisemblables, et en écrivant lui-même les récitatifs.
Les explications qu’il donne sont convaincantes, et le résultat, qu’il présente2 avec l’Orchestre et le Chœur baroques d’Amsterdam, et divers solistes dont, dans le rôle de l’Évangéliste, Christoph Prégardien, est étonnant d’homogénéité et de force : du grand Bach, en définitive.
Beethoven – Les Sonates pour pianoforte et violoncelle
Nombre d’entre nous considèrent la musique de chambre de Beethoven comme le sommet de son œuvre. Mais l’on pense généralement, ce faisant, aux quatuors et trios, et aux Sonates pour piano et à celles pour piano et violon. Les Sonates pour piano et violoncelle, que Anner Bylsma et Jos van Immerseel, qui a choisi un pianoforte d’époque, viennent d’enregistrer3, seront pour beaucoup une découverte. Pièces presque confidentielles par leur atmosphère feutrée, rien moins que brillantes même si savantes, et où le choix du pianoforte contribue à créer une atmosphère en demi-teinte, elles donnent le sentiment réconfortant qu’il reste encore des œuvres de Beethoven, et non mineures, à écouter pour la première fois. En complément, dans le même coffret, les Variations sur un air de La Flûte enchantée, délicieusement évocatrices des salons du début du XIXe siècle.
Concertos pour piano : Mozart et Nino Rota
Mozart a, on le sait, écrit deux quatuors avec piano. Mais certains de ses concertos pour piano sont des concertos de chambre, et lui-même les a arrangés pour quatuor à cordes et piano. Ainsi du Concerto n° 12, que le Quatuor Alban Berg et Alfred Brendel – association de rêve – jouent dans un enregistrement récent4, avec le 2e Quatuor avec piano.
Quelle suprême élégance de Mozart de dissimuler ses trouvailles, harmoniques et autres, pour que le non-spécialiste y trouve son compte, et quelle bonne idée que de faire jouer une œuvre dans une formation qui n’est pas celle d’origine ! Ce procédé, usuel au XVIIIe et même au XIXe siècle, a été rendu désuet par le respect quasi religieux et un peu bête que le XXe siècle porte à l’œuvre écrite. Il serait intéressant de le remettre au goût du jour ; mais trouverait-on des musiciens-adaptateurs suffisamment fins pour le mettre en œuvre aujourd’hui ?
Nino Rota a vu sa musique dite sérieuse éclipsée par celle qu’il a écrite pour les films de Fellini, et qui est devenue partie intégrante de ces films (imaginerait-on Huit et Demi ou Amarcord sans la musique de Rota ?). Et pourtant il a écrit des pièces de concert dans un style très différent de sa musique de film et qui lui est propre, comme ses deux Concertos pour piano, que joue la belle Giorgia Tomassi avec l’Orchestre de la Scala dirigé par Riccardo Muti5.
Il y a à la fois du Stravinski, du Prokofiev, dans cette musique classique avant tout, car respectant la forme tonale, mais décalée, comme un tableau de Magritte, ou, mieux, de Chirico. Non une imitation des anciens maîtres, mais une évocation nostalgique et incisive de ce qui a été et ne sera plus. Cher vieux Nino Rota !
Sarah Chang, Astor Piazzola
Richard Strauss écrivait à 17 ans son Concerto pour violon, dans une forme tout à fait semblable à celle des grands concertos romantiques, sans distanciation. C’est une curiosité, qui n’ajouterait rien à la gloire de Strauss, n’était l’interprétation lumineuse, superbe de rigueur et de sonorité chaude, de la violoniste Sarah Chang, que l’on connaissait précisément dans ces grands concertos romantiques, et qui joue ici avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise dirigé par Wolfgang Sawallisch6.
Sur le même disque, la Sonate pour violon et piano de Strauss, avec Sawallisch au piano, qui est bien, elle, dans la manière de Strauss, mais d’un Strauss encore jeune, qui écrit encore dans le sillage de Brahms et même de Mendelssohn.
Piazzola traite son bandonéon comme un violon, et ce qu’il joue, dans la grande tradition des tangos et des milongas, fait désormais partie du patrimoine de la musique classique, au même titre que Duke Ellington ou Carlos Jobim. Deux disques parus coup sur coup, où il joue ses œuvres avec le New Tango Quintet7, résument bien ce que fut sa manière, qui sollicitait un peu l’auditeur, certes, mais qui a recréé en le sublimant un monde musical qui, sans lui, serait tombé dans l’ornière triste de la musique un peu vulgaire des dancings rétro, et qui a atteint à l’universel.
Installez-vous dans un bon fauteuil, prenez un de vos vins préférés, si possible bien tannique et bien gras (par exemple un Faugères ou un Côte-Rôtie) et laissez-vous aller au chant déchirant du bandonéon et aux ruptures d’harmonie dévastatrices.
Ce n’est pas l’Argentine qui est là, pays qui vous indiffère peut-être et où vous n’irez sans doute jamais, mais votre vie et ses moments les plus intenses, de joie ou de tristesse. “ Dites ces mots – ma vie – et retenez vos larmes”…
P.-S. : repentance, dans notre chronique de février, nous avons attribué injustement à Molière les vers : “Et comme il voit en nous des âmes peu communes… ”, persuadé qu’ils figuraient dans la tirade de Tartuffe : “ L’amour qui nous attache aux beautés éternelles… ” Hélas ! Notre camarade Raymond H. Lévy, lecteur fidèle mais vigilant et impitoyable, rend à César, en l’occurrence à Corneille (Horace, acte II, scène III), ce qui lui revient, et nous rappelle à l’ordre avec une mordante mais amicale ironie. Honte sur nous, et pardon à nos lecteurs pour cette impardonnable bévue. Nous nous condamnons, pour la peine, à écouter d’une traite L’Anneau des Nibelungen.
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1. 3 CD ERATO 8573 80233 2
2. 2 CD ERATO 8573 80221 2
3. 2 CD SONY S2K 60761
4. 1 CD EMI 5 56962 2
5. 1 CD EMI 5 56869 2
6. 1 CD EMI 5 56870 2
7. 1 CD NONESUCH 7559 79469 2 et 1 CD NONESUCH 7559 79516 2.