Sève de printemps

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°554 Avril 2000Par : jRédacteur : Jean SALMONA (56)

Il est des moments où l’on a envie de tout absor­ber, de tout boire sans dis­tinc­tion, tant est grande la soif de musique et tant nous appa­raît court le temps, dont il convient de ne pas gâcher une seconde. On en vient à accé­lé­rer l’écoute, à sau­ter les réci­ta­tifs des opé­ras et can­tates, à écour­ter un mou­ve­ment moins réus­si pour mieux jouir des autres musiques dont on s’est pro­mis, ce soir-là, de grandes joies.

Alcina ou Haendel érotique

Une très belle his­toire : Alci­na, magi­cienne nym­pho­mane, attire les hommes sur son île, puis, après en avoir joui, les trans­forme en ani­maux, en arbres, en vagues, etc.

L’amour véri­table – et déçu – qu’elle porte à son der­nier amant, lui fera perdre ses pou­voirs magiques, et ses amants suc­ces­sifs retrou­ve­ront leur forme ori­gi­nelle. Sur ce livret très moral, et en fei­gnant de ne pas se dépar­tir du ton conve­nu qui est un des attri­buts de la musique baroque, Haen­del signe son opé­ra le plus fort, le plus humain, et dont la sen­sua­li­té et l’amertume font irré­sis­ti­ble­ment pen­ser à… Cosi fan tutte.

Et décou­vrir cette œuvre dans une dis­tri­bu­tion qui com­prend rien de moins que Renée Fle­ming, Susan Gra­ham, Nata­lie Des­say, par­mi les solistes, et Les Arts Flo­ris­sants de William Chris­tie1, est un de ces petits bon­heurs rares qui marquent l’auditeur, éclai­ré ou non, de manière plus durable qu’une jour­née de prin­temps ensoleillée.

Bach – La Passion selon saint Marc

La Pas­sion selon saint Marc a dis­pa­ru, on le sait, comme nombre d’œuvres de Bach, empor­tée sans doute dans la tour­mente des vicis­si­tudes qu’ont connues ses fils, qui s’étaient par­ta­gé ses manus­crits. De savants musi­co­logues ont ten­té, à plu­sieurs reprises, de la recons­ti­tuer à par­tir d’œuvres sacrées de Bach en se fon­dant sur des docu­ments de l’époque, et sur le fait que Bach réuti­li­sait cou­ram­ment les maté­riaux de ses œuvres, tout par­ti­cu­liè­re­ment de ses can­tates, pour en bâtir d’autres.

Une telle recons­ti­tu­tion est plus sub­jec­tive encore que celle d’un ani­mal pré­his­to­rique à par­tir de frag­ments d’os. Aus­si vaut-il mieux que l’archéologue soit un expert des œuvres sacrées de Bach. À cet égard, Ton Koop­man, à qui l’on doit les enre­gis­tre­ments des Can­tates et Pas­sions sans doute les meilleurs de ces vingt der­nières années, et qui par ailleurs, cla­ve­ci­niste, a accom­pa­gné tant de réci­ta­tifs de Bach, était l’homme de la situa­tion. Il a donc recons­ti­tué à sa manière la Pas­sion selon saint Marc, à par­tir des œuvres de Bach (hor­mis les Pas­sions) qui lui parais­saient les plus vrai­sem­blables, et en écri­vant lui-même les récitatifs.

Les expli­ca­tions qu’il donne sont convain­cantes, et le résul­tat, qu’il pré­sente2 avec l’Orchestre et le Chœur baroques d’Amsterdam, et divers solistes dont, dans le rôle de l’Évangéliste, Chris­toph Pré­gar­dien, est éton­nant d’homogénéité et de force : du grand Bach, en définitive.

Beethoven – Les Sonates pour pianoforte et violoncelle

Nombre d’entre nous consi­dèrent la musique de chambre de Bee­tho­ven comme le som­met de son œuvre. Mais l’on pense géné­ra­le­ment, ce fai­sant, aux qua­tuors et trios, et aux Sonates pour pia­no et à celles pour pia­no et vio­lon. Les Sonates pour pia­no et vio­lon­celle, que Anner Byls­ma et Jos van Immer­seel, qui a choi­si un pia­no­forte d’époque, viennent d’enregistrer3, seront pour beau­coup une décou­verte. Pièces presque confi­den­tielles par leur atmo­sphère feu­trée, rien moins que brillantes même si savantes, et où le choix du pia­no­forte contri­bue à créer une atmo­sphère en demi-teinte, elles donnent le sen­ti­ment récon­for­tant qu’il reste encore des œuvres de Bee­tho­ven, et non mineures, à écou­ter pour la pre­mière fois. En com­plé­ment, dans le même cof­fret, les Varia­tions sur un air de La Flûte enchan­tée, déli­cieu­se­ment évo­ca­trices des salons du début du XIXe siècle.

Concertos pour piano : Mozart et Nino Rota

Mozart a, on le sait, écrit deux qua­tuors avec pia­no. Mais cer­tains de ses concer­tos pour pia­no sont des concer­tos de chambre, et lui-même les a arran­gés pour qua­tuor à cordes et pia­no. Ain­si du Concer­to n° 12, que le Qua­tuor Alban Berg et Alfred Bren­del – asso­cia­tion de rêve – jouent dans un enre­gis­tre­ment récent4, avec le 2e Qua­tuor avec piano.

Quelle suprême élé­gance de Mozart de dis­si­mu­ler ses trou­vailles, har­mo­niques et autres, pour que le non-spé­cia­liste y trouve son compte, et quelle bonne idée que de faire jouer une œuvre dans une for­ma­tion qui n’est pas celle d’origine ! Ce pro­cé­dé, usuel au XVIIIe et même au XIXe siècle, a été ren­du désuet par le res­pect qua­si reli­gieux et un peu bête que le XXe siècle porte à l’œuvre écrite. Il serait inté­res­sant de le remettre au goût du jour ; mais trou­ve­rait-on des musi­ciens-adap­ta­teurs suf­fi­sam­ment fins pour le mettre en œuvre aujourd’hui ?

Nino Rota a vu sa musique dite sérieuse éclip­sée par celle qu’il a écrite pour les films de Fel­li­ni, et qui est deve­nue par­tie inté­grante de ces films (ima­gi­ne­rait-on Huit et Demi ou Amar­cord sans la musique de Rota ?). Et pour­tant il a écrit des pièces de concert dans un style très dif­fé­rent de sa musique de film et qui lui est propre, comme ses deux Concer­tos pour pia­no, que joue la belle Gior­gia Tomas­si avec l’Orchestre de la Sca­la diri­gé par Ric­car­do Muti5.

Il y a à la fois du Stra­vins­ki, du Pro­ko­fiev, dans cette musique clas­sique avant tout, car res­pec­tant la forme tonale, mais déca­lée, comme un tableau de Magritte, ou, mieux, de Chi­ri­co. Non une imi­ta­tion des anciens maîtres, mais une évo­ca­tion nos­tal­gique et inci­sive de ce qui a été et ne sera plus. Cher vieux Nino Rota !

Sarah Chang, Astor Piazzola

Richard Strauss écri­vait à 17 ans son Concer­to pour vio­lon, dans une forme tout à fait sem­blable à celle des grands concer­tos roman­tiques, sans dis­tan­cia­tion. C’est une curio­si­té, qui n’ajouterait rien à la gloire de Strauss, n’était l’interprétation lumi­neuse, superbe de rigueur et de sono­ri­té chaude, de la vio­lo­niste Sarah Chang, que l’on connais­sait pré­ci­sé­ment dans ces grands concer­tos roman­tiques, et qui joue ici avec l’Orchestre de la Radio Bava­roise diri­gé par Wolf­gang Sawal­lisch6.

Sur le même disque, la Sonate pour vio­lon et pia­no de Strauss, avec Sawal­lisch au pia­no, qui est bien, elle, dans la manière de Strauss, mais d’un Strauss encore jeune, qui écrit encore dans le sillage de Brahms et même de Mendelssohn.

Piaz­zo­la traite son ban­do­néon comme un vio­lon, et ce qu’il joue, dans la grande tra­di­tion des tan­gos et des milon­gas, fait désor­mais par­tie du patri­moine de la musique clas­sique, au même titre que Duke Elling­ton ou Car­los Jobim. Deux disques parus coup sur coup, où il joue ses œuvres avec le New Tan­go Quin­tet7, résument bien ce que fut sa manière, qui sol­li­ci­tait un peu l’auditeur, certes, mais qui a recréé en le subli­mant un monde musi­cal qui, sans lui, serait tom­bé dans l’ornière triste de la musique un peu vul­gaire des dan­cings rétro, et qui a atteint à l’universel.

Ins­tal­lez-vous dans un bon fau­teuil, pre­nez un de vos vins pré­fé­rés, si pos­sible bien tan­nique et bien gras (par exemple un Fau­gères ou un Côte-Rôtie) et lais­sez-vous aller au chant déchi­rant du ban­do­néon et aux rup­tures d’harmonie dévastatrices.

Ce n’est pas l’Argentine qui est là, pays qui vous indif­fère peut-être et où vous n’irez sans doute jamais, mais votre vie et ses moments les plus intenses, de joie ou de tris­tesse. “ Dites ces mots – ma vie – et rete­nez vos larmes”…

P.-S. : repen­tance, dans notre chro­nique de février, nous avons attri­bué injus­te­ment à Molière les vers : “Et comme il voit en nous des âmes peu com­munes… ”, per­sua­dé qu’ils figu­raient dans la tirade de Tar­tuffe : “ L’amour qui nous attache aux beau­tés éter­nelles… ” Hélas ! Notre cama­rade Ray­mond H. Lévy, lec­teur fidèle mais vigi­lant et impi­toyable, rend à César, en l’occurrence à Cor­neille (Horace, acte II, scène III), ce qui lui revient, et nous rap­pelle à l’ordre avec une mor­dante mais ami­cale iro­nie. Honte sur nous, et par­don à nos lec­teurs pour cette impar­don­nable bévue. Nous nous condam­nons, pour la peine, à écou­ter d’une traite L’Anneau des Nibe­lun­gen.

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1. 3 CD ERATO 8573 80233 2
2. 2 CD ERATO 8573 80221 2
3. 2 CD SONY S2K 60761
4. 1 CD EMI 5 56962 2
5. 1 CD EMI 5 56869 2
6. 1 CD EMI 5 56870 2
7. 1 CD NONESUCH 7559 79469 2 et 1 CD NONESUCH 7559 79516 2.

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