Bach, toujours
Et si le goût, la passion, de la musique, n’étaient en définitive que le désir d’éternité ? D’abord, et au premier degré, la musique est le seul de tous les arts qui puisse occuper entièrement l’espace d’un de nos sens, donc nous envelopper tout entiers pour peu que nous parvenions à faire abstraction de nos autres sens, par exemple en l’écoutant immobile dans la pénombre, dans un décor neutre. Comme un morceau de musique peut se reproduire indéfiniment, rigoureusement identique à lui-même, au gré de notre seule volonté, nous pouvons ainsi revivre la même tranche de temps aussi souvent que nous le désirons.
Mais plus profondément, au-delà de ce phénomène primaire, la musique est à même de nous permettre, pour peu que nous le voulions, de nous évader pour un temps hors du monde palpable, et d’atteindre à des sphères intemporelles qui dépassent, comme disait un général connu, chacune de nos pauvres vies. Mise à part la musique, seule la prière, peut-être, pour les croyants
Bach – Références
… Pas toutes les musiques, bien sûr, mais certainement celle de Bach. Et la musique de Bach transcende tellement notre vie de tous les jours que la qualité technique des enregistrements devient secondaire par rapport à l’interprétation, ou du moins à certaines interprétations qui, une fois appropriées par notre oreille, s’imposent à tout jamais comme des évidences.
Ainsi du Concerto pour deux violons par Menuhin et Enesco, enregistré en 1932 – Menuhin avait 16 ans – avec l’Orchestre Symphonique de Paris dirigé par Pierre Monteux1. Quelle magie rend ineffable ce largo, à la fois profondément humain et au-delà du monde visible ? Une de ces alchimies inexplicables, mais qui font que l’on est un peu plus heureux d’exister. Sur le même disque, enregistrés entre 1933 et 1936, les deux Concertos pour violon seul par Menuhin, qui joue également la chaconne de la Partita en ré mineur. Jamais plus, la maturité venue, ni Menuhin ni personne d’autre ne joueront ces Concertos en nous donnant une pareille impression de génie fragile, comme Rimbaud.
Cette manière qu’avait Menuhin jeune de jouer clair, naturel, sans effets, sans chercher à séduire, comme en contact médiumnique avec Bach, se retrouve encore pour une bonne part dans les Sonates pour violon et clavier enregistrées avec Louis Kentner au piano en 19512. Le jeu s’est affermi, a perdu sa fragilité séraphique, mais la magie est toujours présente. Dans le même ensemble, une autre version de la Sonate n° 3 en mi majeur avec Wanda Landowska au clavecin enregistrée en 1944, curieusement lyrique et complètement différente de l’autre. Si vous avez oublié que les Sonates, qui datent de la période heureuse de Cöthen, sont parmi les pièces les plus achevées de Bach, celles qui atteignent le plus à l’universalité, courez écouter Menuhin et Kentner et préparez-vous à de grandes joies.
On retrouve Wanda Landowska dans un autre disque de la série Références, les Variations Goldberg, suivies du Concerto italien et de la Fantaisie chromatique et fugue3. Ici, ce n’est pas la fragilité, mais l’assurance. Mais quel métier du clavecin ! Grâce à la diversité des registres, ou à cause de cette diversité, les Variations perdent de leur abstraction et deviennent presque symphoniques. Mais l’on placera la version Landowska au tout premier rang, tout à côté de la version de Glenn Gould.
Enfin, un autre enregistrement de référence de Bach, celui du Clavier bien tempéré par Edwin Fischer4. Pour les pianistes, c’est ici la source à laquelle ils reviennent sans cesse, qu’ils soient pianistes de jazz ou classiques. Et pour les amoureux de la musique en général, et les passionnés de Bach en particulier, ces deux livres sont, avec L’Art de la fugue, la bible de la musique tonale. Bach a eu, comme disait Éluard, “ le grand souci de tout dire ”, et il a tout dit, si bien que tous, après lui, de Liszt à Bartok, joueront et rejoueront Le Clavier bien tempéré, non comme un exercice nécessaire, mais en tant que nourriture indispensable.
Du coup, il y en a d’innombrables versions enregistrées, dont ressortent, parmi les relativement récentes, au piano, celles de Richter et de Gould. Mais celle de Fischer ne peut être comparée à aucune autre : c’est l’aboutissement de quarante années de pratique, et, pour beaucoup d’entre nous, la leçon de piano ultime.
Enregistrés en 1933–1936, ces 48 préludes et fugues constituent un parcours initiatique dans la sérénité absolue, non désincarné et austère comme chez Gould, mais humain, lumineux, d’où irradie une joie extatique. Un grand bonheur, ou plutôt le bonheur.
Chopin à l’X
Patrice Holiner, qui continue inlassablement à révéler à nombre d’élèves de l’X qu’ils sont non des amateurs mais de véritables musiciens, a réuni une nouvelle fois quelques-uns d’entre eux dans un disque consacré à Chopin5, dont Jean Abboud (91), Matthieu Darracq- Paries (94), Pierre-Alain Miche de Malleray (97), dans des Études, Valses, Nocturnes, la 2e Ballade.
Tous jouent avec conviction mais trois d’entre eux émergent du lot : Étienne Brion (96), dans le 2e Scherzo, qui a une excellente technique, Emmanuel Naim (97), avec un toucher très sensible dans deux Mazurkas et une Étude particulièrement bien choisies, et enfin Xavier Aymonod (96), qui joue deux Nocturnes et la 1re Ballade véritablement en professionnel.
On ne rencontre pas de tels talents dans les autres grandes écoles, et ce n’est vraisemblablement pas par hasard. Pour la Patrie, les Sciences, la Gloire… et la Musique ?
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1. 1 CD EMI Références 5 67201 2.
2. 2 CD EMI Références 5 67203 2.
3. 1 CD EMI Références 5 67200 2.
4. 3 CD EMI Références 5 67214 2.
5. 1 CD MUSICALIX 9902 (disponible auprès de Patrice Holiner, à l’X).