Blue chips
Il y a dans l’histoire de la musique enregistrée des moments de grâce : c’est lorsqu’un interprète et une œuvre s’apparient si bien qu’ils finissent par être indissolublement liés, si bien que l’on imagine mal l’œuvre jouée par un autre. Ainsi des Ballades de Chopin et de Samson François, de Horowitz dans Scarlatti, de Ben Webster dans Chloé.
Cela ne signifie pas qu’une autre interprétation, un jour, ne va pas nous toucher au point de nous rendre infidèles à ces premières amours. Mais nous ne retrouverons jamais, vraisemblablement, cette sorte de magie du jour de grâce.
Beethoven par Francescatti et Casadesus
Casadesus et Francescatti font partie de ces duos mythiques, comme Barbizet et Ferras ou Grumiaux et Haskil. Celui qui a eu la chance de découvrir la Sonate à Kreutzer jouée par eux en aura été marqué pour la vie. Leur enregistrement de l’intégrale des Sonates de Beethoven pour violon et piano, qui s’étale entre 1958 et 1964, est réédité en CD1.
Avec le recul du temps, il permet de prendre conscience de ce qui a fait – et fait encore aujourd’hui – le caractère unique de leur interprétation : deux musiciens pondérés et magnifiques, qui sont là pour servir l’œuvre qu’ils jouent, et que seule leur qualité d’honnête homme guide dans la recherche de cette perfection discrète qui a longtemps caractérisé l’art des musiciens français.
Bruno Walter dirige Mahler
Bruno Walter avait été, comme on le sait, l’assistant de Mahler à Vienne dès l’âge de 18 ans, en 1894, et il avait assisté à la création de toutes ses symphonies ; de la 2e à la 8e (Walter devait créer lui-même la 9e et le Chant de la Terre après la mort de Mahler). L’un et l’autre avaient fait l’objet des mêmes attaques haineuses d’origine extramusicale, les mêmes qui amenèrent Walter à s’exiler aux États-Unis à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.
Walter devait ensuite s’employer, toute sa vie durant, à servir l’œuvre de Mahler, qu’il connaissait aussi bien que le compositeur (il avait ainsi réalisé pour Mahler, dès 1894, une réduction pour piano de la 2e Symphonie).
Bruno Walter était, lui aussi, un interprète adepte de la fidélité totale à l’œuvre et au compositeur. Aussi, ses enregistrements des Symphonies 1 et 2 (Résurrection), qui datent de 1958 et 1960, et celui de la 5e, de 1947 (celle-ci techniquement imparfaite), avec le New York Philharmonic et le Columbia Symphony2, font-ils foi. Direction rigoureuse, claire, équilibrée, alors que tout, dans ces œuvres, porte à l’excès : un modèle. Dans le même coffret, les Lieder eines fahrenden Gesellen, avec Maureen Forrester.
Horowitz et les Sonates de Scarlatti
Horowitz aura été le pianiste virtuose du XXe siècle par excellence. Il dominait à ce point sa technique qu’il pouvait donner une impression de froideur, impression que confortaient son humour et son sens apparent de la dérision (ceux qui l’ont vu en concert, au moins télévisé, n’auront pas oublié son œil narquois face aux ovations enthousiastes du public après avoir joué en bis ses diaboliques Variations sur Carmen).
Plus que les pièces de Schumann, ce sont les Sonates de Scarlatti, qu’il aura d’ailleurs pratiquement révélées, qui sont désormais inséparables d’Horowitz : précision, régularité du rythme et du toucher, légèreté et élégance, on retrouve ces qualités dans la réédition en CD de 18 des Sonates pour clavier3. En réalité, derrière la façade pudique de la froideur feinte, peut-être une sensibilité exacerbée.
Glenn Gould joue Bach : les Suites anglaises et françaises
Pour nombre d’entre nous, au-delà de l’agacement que son jeu, sec et métronomique, ne manque pas de susciter, Gould est lui-même la musique de Bach. Si nous plaçons Bach au-dessus de tous les autres, ou, plus exactement, hors de l’espace-temps, nous devons admettre, pour être logiques avec nous-mêmes, que l’on ne joue pas Bach comme Mozart, Beethoven, Chopin, ou même Schoenberg.
Et le jeu de Gould, dépouillé de tout effet au point de se refuser à respecter les notations mêmes de Bach lorsqu’elles lui paraissent céder au goût du temps… cette “ radiographie ” de Bach ne peut que combler ceux que transporte encore la sublime ordonnance des mathématiques.
Dans les Suites françaises et les Suites anglaises4, pourtant suites de danses si l’on s’en tient à la lettre, Gould, le “dernier des puritains ”, se dépasse lui-même dans l’immatériel. C’est Bach presque abstrait – peut-être la dernière représentation de Dieu.
Gershwin par Fazil Say
Il fallait bien qu’un jour Fazil Say enregistrât Gershwin, dont la musique semble faite pour lui. On ne s’attardera pas sur la Rhapsody in Blue, pour aller à l’essentiel d’un disque tout récent : d’une part les Variations sur I got Rhythm, avec le New York Philharmonic dirigé par Kurt Masur ; d’autre part onze pièces pour piano seul, dont les trois Préludes5.
Fazil Say nous a habitués à sa technique hors pair, semblable à celle d’Horowitz. Les Variations, rarement jouées en concert, sont un petit joyau où Gershwin rejoint Stravinski dans une jonglerie de rythmes en opposition, très savante, et où Fazil Say s’en donne à cœur joie avec son exubérance légère et son humour.
Parmi les pièces pour piano seul, on lui saura gré d’avoir mis au jour deux pépites aussi brèves qu’inédites : Impromptu in two keys, et Rubato, où il montre qu’il a aussi un toucher très subtil.
Cela dit, on ne saurait trop recommander à Fazil Say de se méfier de la gloire précoce qui lui est faite, et qui peut l’amener à négliger de travailler au profit des concerts aux bravos faciles : Rubinstein et Horowitz eux-mêmes ont bien failli s’y brûler les ailes, et n’ont dû leur salut qu’à une remise en question et une retraite temporaire qui, pour Horowitz, dura douze ans.
Quant à Rimbaud, comme on le sait, il ne devait plus écrire après l’âge de dix-neuf ans.
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1. 3 CD SONY SM3K 64 117 (3 CD pour le prix d’1).
2. 3 CD SONY SM3K 60 838 (3 CD pour le prix de 2).
3. 1 CD SONY SK 53 460.
4. 4 CD SONY SM2K 52 609 (4 CD pour le prix de 3).
5. 1 CD TELDEC 3984−26202−2.