1001 Fontaines, pour une nouvelle économie de l’eau potable
Acte I : dans un train
François Jaquenoud, 50 ans, passionné d’ingénierie, alors free-lance après une carrière de consultant, « cherchait une nouvelle aventure ». Dans un train, il fait fortuitement la connaissance d’un Cambodgien, Chaï Lo, diplômé de l’Institut de technologie du Cambodge, ingénieur du génie rural, qui, par un hasard de circonstances favorables, a pu venir en France, à Montpellier, compléter sa formation d’ingénieur agronome.
On peut produire une eau de boisson, sur les lieux de consommation, à 1 centime le litre
Chaï Lo lui explique que les habitants des nombreux villages de son pays manquent d’eau potable. Ils puisent l’eau dans les nombreuses mares, très polluées, qui ne manquent pas dans ce pays de mousson, mais boire cette eau très polluée est la cause de maladies graves (« Nous buvons 90% de nos maladies », constatait Pasteur).
« Un déclic », selon François Jaquenoud. « Je venais de trouver mon projet de vie pour mes prochaines années. »
Acte II : l’étude d’un projet
Comment faire pour distribuer une eau totalement saine (au sens de l’OMS) à des gens qui disposent d’une eau abondante mais polluée, et changer leur habitude ancestrale de puiser simplement leur boisson dans les mares ?
Réinventer l’entreprenariat
Comment faire pour créer un système pérenne ? Il faut que le village s’approprie le projet. C’est là que l’on réinvente le capitalisme et les vertus de l’entreprenariat, mais adapté aux circonstances locales : l’unité de production sera confiée à un des villageois, choisi par le chef du village. Celui-ci sera un véritable entrepreneur : il entretiendra l’installation (sous la surveillance de techniciens de l’Association installés dans une plateforme-support, qui effectueront des prélèvements réguliers pour contrôler la qualité), il vendra l’eau à ses « clients » et reversera 20% de son chiffre d’affaires à la plateforme-support.
Bien sûr, il ne s’agit pas, pour les petits villages isolés, de satisfaire les besoins en eau, tels que dits par l’OMS pour tous les besoins domestiques (50 litres par jour et par personne), mais juste ce qu’il faut d’eau pure pour la boisson : 1,5 à 2 litres par jour.
En bons consultants, François Jaquenoud et Jean-François Rambicur (un ancien collègue d’Arthur Andersen) étudient la question. Tous les fournisseurs d’eau ont trois problèmes à résoudre : l’acquisition de l’eau, son traitement et sa distribution.
En l’occurrence le premier problème ne se pose pas : de l’eau, il y en a partout.
Second problème : la rendre potable. Facile : il existe des modules, dits UVC, fonctionnant à l’énergie solaire et tout à fait fiables.
L’ultime problème est ardu : fournir aux destinataires, hommes, femmes et enfants, dans les villages dispersés, les quelques litres d’eau journaliers dont ils ont besoin pour boire, à un coût compatible avec des revenus de 20 dollars par mois. Des canalisations ? Des moyens de transport ? Évidemment non.
Il faut donc envisager des lieux de production dispersés pour servir des villages à deux ou trois kilomètres à la ronde. Tous calculs faits, il apparaît qu’on peut produire une eau de boisson, sur les lieux de consommation, à 1 centime le litre. Étonnant.
Acte III : comment faire pour amorcer la pompe ?
Avec Chaï Lo, nos deux ingénieurs passionnés de management lancent en 2005 l’Association 1 001 Fontaines. Pour passer du futur du projet au présent du terrain, il faut faire prendre conscience aux villageois que l’eau, quand elle est de qualité « eau de boisson », est nécessaire pour une bonne santé.
Peut encore mieux faire
Tous les villageois n’achètent pas de l’eau de l’Association : la plus ancienne installation atteint le chiffre de 60 % de pénétration, et la moyenne du taux de pénétration n’est encore que de 15% à 20%.
Pour rendre manifeste le gain de santé offert par l’eau épurée, une école primaire est approvisionnée gratuitement en eau de la fontaine. Le résultat est probant : les enfants sont moins malades que les autres.
De plus, l’Association finance des enquêtes épidémiologiques pour mesurer si possible le gain de l’eau potable sur la santé. Ainsi, par exemple, sont suivis les taux d’absentéisme à l’école pour raison médicale de 3 000 enfants dont une moitié seulement boit de l’eau des fontaines. Chez ces derniers, un taux de 1% d’absentéisme est observé, contre 4 % pour les autres. En somme, pour moins d’1 euro par jour, on peut changer la vie d’un enfant.
À partir de 2007, des points de production sont installés (investissement de l’ordre de 17 000€ par village), ainsi que les plateformes-support nécessaires pour garantir la qualité de l’eau et éviter les dérives que seraient tentés de provoquer nos « entrepreneurs » pour se faciliter le travail.
Les entrepreneurs sont un maillon essentiel dans le dispositif
Dans un cas sur deux, l’intéressé abandonne au bout d’une année : c’était souvent un proche du chef du village, qui désirait surtout gagner de l’argent. Son successeur est le bon, en général, ce qui prouve alors que la greffe s’est faite dans le village, que la communauté concernée est bien mobilisée.
L’entrepreneur, avec un chiffre d’affaires de 3 000 à 4 000 dollars par an, gagne 100 à 120 dollars par mois, pour une activité quand même un peu saisonnière car, en saison pluvieuse, on peut consommer de l’eau de pluie. Ces entrepreneurs sont un maillon essentiel dans le dispositif. L’Association les forme dans l’Académie 1 001 Fontaines qu’elle a créée, sur le plan technique mais aussi dans leur métier de gestionnaire, entre autres avec des jeux de rôle, dont par exemple un détournement du jeu des Mille Bornes.
Acte IV : un succès qui coule de source
À ce jour, plus de 100 000 personnes bénéficient des installations de l’Association. Une plateforme-support a été montée à Phnom Penh, pour servir 60 sites de production autour de cette capitale. L’objectif pour 2016 est de parvenir à installer 250 sites de production, pour couvrir 15 % du pays.
L’Association bénéficie d’une image positive. Dans ce pays, le Cambodge, où opèrent de nombreuses ONG (trois mille environ), celles-ci sont souvent perçues comme pourvoyeuses d’argent. Mais ce n’est pas le cas pour l’Association des 1 001 Fontaines, qui n’impose pas, mais qui propose, à charge pour les villages de s’approprier le dispositif et de le gérer. Et les techniciens de l’Association sont tous des Cambodgiens qui arrivent dans les villages à moto, très loin du symbole du gros 4×4 blanc immaculé de l’ONU.
Des partenaires éventuels
Il existe des initiatives semblables à 1 001 Fontaines dans des pays en voie de développement, menées par exemple au Kenya (par les États-Unis) ou en Inde. Mais ces systèmes visent un bénéfice. Les 1 001 Fontaines ne les considèrent pas comme des concurrents (le marché est très vaste), mais comme des partenaires éventuels.
L’Association reçoit de nombreux dons de petites entreprises qui se reconnaissent bien dans le projet et ses réalisations. Elle a désormais pour partenaires de grands distributeurs d’eau, Veolia et Danone, qui financent et fournissent des conseils et des formations, ainsi que le ministère du Développement rural du Cambodge.
L’Association française de développement ou l’Unicef manifestent aussi leur intérêt pour ce modèle de développement un peu iconoclaste puisqu’il contourne la doxa des Nations unies des 50 litres d’eau par jour et par personne.
L’étape suivante ? Adapter le modèle cambodgien pour le développer dans d’autres pays, comme Madagascar (où une phase d’expérimentation est d’ores et déjà lancée), voire l’Inde (abordée tout juste en cette année 2013), avec le souci d’ajuster le projet aux spécificités géographiques, sociologiques et culturelles du pays.
Une participation au développement un peu iconoclaste ?
L’initiative des 1 001 Fontaines est pour le moins originale, à plusieurs titres. Ainsi, il est singulier de vendre de l’eau dans un pays qui n’en manque pas, sans poser aucune canalisation ni ériger de grandissimes stations d’épuration, tout en s’affranchissant des dogmes d’approvisionnement en eau des Nations unies.
Il est original d’implanter, dans un pays sous perfusion de l’ONU, un système capitaliste pour satisfaire des besoins primordiaux. Il est hardi de recruter comme partenaires et opérateurs des paysans des villages, pour leur faire faire une tâche qui va à contre-courant de leurs habitudes ancestrales (boire de l’eau directement puisée dans des mares insalubres).
Oui, iconoclaste, singulier, original, hardi. Mais cela marche très bien, et le service espéré au départ est rendu : grâce aux 1001 Fontaines, les villageois et leurs enfants sont déjà et seront en meilleure santé.
Cet article rend compte de la conférence donnée le 13 décembre 2012 à l’École de Paris du management par Jean-François Rambicur et François Jaquenoud, tous deux anciens d’Andersen Consulting.
Commentaire
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Une innovation
La conclusion de l’article décrit le projet comme « iconoclaste, singulier, original, hardi ». A l’évidence, une innovation.
Mais, une innovation assez éloignée de l’innovation industrielle classique : ni nouvelle technologie, ni nouveau procédé de fabrication. Tout est dans la manière.