Cultures et mondialisation
Quiconque s’est trouvé une fois dans sa vie en situation professionnelle à l’étranger sera interpellé par le dernier ouvrage de Philippe d’Iribame et son équipe. À partir d’études en profondeur menées dans plusieurs pays, l’auteur de La logique de l’honneur et ses comparses ébauchent une théorie globale du management interculturel. Les malentendus qui troublent la collaboration entre firmes .ou salariés de pays divers, nous expliquent-ils, reposent fondamentalement sur les décalages qui séparent leurs cultures politiques respectives.
Ces malentendus ne sont pas, loin s’en faut, de simples différences de vocabulaire ou de grille d’analyse. Certes, de telles différences existent : on voit bien que fair ne se traduit pas bien en français (faudrait-il écrire équitable, ou alors correct?). Mais si elles s’arrêtaient là, il suffirait, pour résoudre les problèmes de coopération , de rédiger de bons manuels qui permettent à un cadre expatrié de s’y reconnaître. Or de tels manuels existent et ils n’éliminent pas les incompréhensions.
Pourquoi ? Parce que l’écart de vocabulaire traduit non seulement – c’est déjà beaucoup, pourtant 1 – un écart entre les systèmes d’interprétation, mais encore des différences dans les valeurs et dans les modes d’interaction entre les personnes, donc des heurts dans les situations concrètes de la gestion.
Ce glissement de l’interprétation vers l’action , à certains égards insensible, se ressent très bien lorsqu’on tente de traduire les principes de management d’une entreprise multinationale dans les diverses langues de ses salariés. Dans telle entreprise direction française, le salarié anglophone satisfies a customers requirements tandis que son collègue francophone répond à un besoin exprimé par un client. Le petit écart entre l’exigence du client - telle serait la traduction littérale – et le besoin qu’il exprime fait toute la différence.
Il contient toute la distance entre la relation contractuelle qui unit une entreprise américaine à son fournisseur, et qui autorise des exigences, et la vision française du service du client, auquel il n’est pas noble de sembler se soumettre. Et cette distance entre les attitudes face au client n’est pas un pur concept : c’est au contraire un fait structurant qui entraîne des conséquences d’ampleur sur les pratiques de gestion.
Ainsi, le management interne d’une entreprise suisse qui fabrique des produits de qualité élevée est très différent de celui de son équivalente française : le premier privilégie le travail collectif minutieux au service d’une réalisation soignée (le « solide »), le second met en avant le noble processus individuel de la conception (« l’ingénieux »),
On conçoit, dans ces conditions, que ne cessent pas facilement les malentendus et les manifestations d’hostilité entre des cadres de nationalités différentes qui négocient ensemble. Même lorsque s’installe une certaine acculturation mutuelle, les différences profondes qui séparent tant les références que les pratiques perturbent les relations.
Ainsi, dans une coopération franco-suédoise durable, chacune des parties avait appris à décrypter et prévoir l’autre, mais les incompréhensions n’ont jamais pu disparaître, parce que la notion de décision n’était pas du tout la même. Il était proprement impossible à des Français de comprendre qu’un Suédois ne saurait remettre en cause une décision prise consensuellement, même lorsque de nouveaux arguments apparaissent en faveur d’une solution alternative. De leur côté, les Suédois n’acceptaient pas qu’un Français ne se sente pas engagé par une décision prise, et s’autorise même, s’il la trouve irrationnelle, à en saper la mise en oeuvre.
Dans ces conditions, on conçoit que, pour les auteurs, l’universalité des outils de gestion soit un leurre. Telle méthode qui a fait ses preuves dans un pays peut se heurter dans un autre à des obstacles liés aux décalages culturels. À la surprise de bien des Français, les manuels de procédures, décriés en France parce qu’ils limitent les marges de manoeuvre des professionnels, rencontrent un grand succès en Afrique noire.
La raison est à chercher du côté des particularités culturelles : en Afrique, les procédures formalisées aplanissent les problèmes relationnels incessants d’un fonctionnement collectif où la malveillance des collègues et l’arbitraire des chefs sont toujours redoutés. Malentendu stupéfiant pour les expatriés, un Français se sent plus autonome en l’absence de procédures codifiées, alors qu’un Africain a la même impression dans le cadre de consignes précises !
Multipliant les exemples, l’ouvrage affine et enrichit les analyses de La logique de l’honneur. En particulier, les derniers chapitres proposent une formalisation théorique qui embrasse l’ensemble des monographies et peut être réutilisée par chercheurs et praticiens de la gestion.
Pour les auteurs, c’est bien un ensemble de références communes, étroitement articulées à des pratiques, qui structurent les oppositions observées dans ou entre les entreprises. Cet ensemble est analysé comme étant de l’ordre de la culture politique.
Les affrontements observés, en effet, tournent toujours autour des manières de donner sens au travail en commun et de l’organiser : définition de l’autorité, avec le problème central d’être subordonné sans perdre la face ; notions de risque et d’épreuve, avec notamment des interprétations très variées des jugements et sanctions, selon qu’on se réfère ou non à des normes impersonnelles ou selon que le système de relations est ou non empreint de méfiance.
Cette culture politique apparaît extrêmement stable dans chaque pays. La question de savoir comment elle est apparue et comment elle se reproduit n’est pas développée. Sans doute les auteurs sont-ils convaincus qu’elle est étroitement liée à des fonctionnements institutionnels et politiques pérennes.
Toujours est-il que, au contraire d’un Emmanuel Todd qui a pu chercher à débusquer des sous-cultures en dehors de l’organisation nationale, Philippe d’lribarne analyse les cultures politiques qui donnent forme à la gestion comme fondées sur une base essentiellement nationale. li existe par exemple à ses yeux une culture spéci fique belge, même si ce pays apparaît à ses propres citoyens comme la juxtaposition de deux aires culturel les hétérogènes.
Et il y a évidemment une culture fran çaise. Malheureusement, ce n’est pas la plus propice … à l’analyse des différences culturelles. La prétention du Français à l’universalisme et sa conviction que les particularismes doivent s’effacer devant les arbitrages de la raison lui font systématiquement mésestimer les différences profondes qui séparent les cultures politiques.
Les auteurs risquent donc de ne pas être prophètes en leur pays. Dommage ! Les entrepri ses frança ises, et avec elles les Français tout coun , ont sûrement beaucoup à gagner de comprendre que leur universalisme est un particularisme.