Ombres et lumières
C’est un dimanche de printemps comme devraient être tous les dimanches de printemps, et même tous les jours de l’année, si le monde était parfait. Vous êtes assis à votre table. À votre droite, une pile de disques ; devant vous, la mer, et dans l’air, un parfum d’herbe et de fleurs.
Votre famille est dans le jardin. Vous ne ressentez le besoin d’aucune de vos drogues favorites – chocolat, alcools – pour atteindre le nirvana : rien ne doit se glisser entre vous et la musique. Vous pouvez commencer.
De Brahms à von Zemlinsky
Quelle ouverture plus “ en situation ” à la fête que vous allez vous donner que la Rapsodie pour contralto de Brahms, telle que l’enregistrèrent en 1962 Christa Ludwig, Otto Klemperer et l’orchestre et les chœurs Philharmonia1 ? Musique si forte et si personnelle que Brahms en conservait la partition sous son oreiller la nuit. D’emblée, vous voilà pris. Vous laissez le disque se poursuivre avec la Symphonie n°1 et l’Ouverture tragique, et vous vous dites que, exception faite pour Bruno Walter, peut-être, vous n’avez jamais entendu Brahms si bien dirigé.
Vous ne quittez pas Brahms, et vous vous promettez un bonheur séraphique du Concerto que vient d’enregistrer votre violoniste de prédilection, Maxim Vengerov, avec Barenboïm et le Chicago Symphony2. Au premier abord, une légère déception : Vengerov s’est assagi ; où est passé le style presque tzigane qui vous avait enthousiasmé dans Chostakovich et Prokofiev ? Vous comparez rapidement avec votre version de référence, celle d’Itzhak Perlman avec le Philharmonique de Berlin dirigé, là aussi, par Barenboïm, et vous reconnaissez que Vengerov a gagné en pureté, en luminosité, ce qu’il a peut-être perdu en fougue juvénile : les deux versions sont de la même eau. Sur le même disque, la Sonate n°3, avec Barenboïm au piano.
Von Zemlinsky avait 26 ans à la mort de Brahms, et il est lui-même mort en 1942, non dans l’Autriche nazie qu’il avait fuie mais aux États-Unis. Vous le connaissez mal (par un quatuor atonal) et vous abordez avec une curiosité méfiante l’intégrale de ses œuvres chorales, enregistrée par le Chœur de Düsseldorf et le Philharmonique de Cologne, dirigés par James Conlon3.
Et c’est une divine surprise : trois psaumes grandioses, merveilleusement construits, fugués, explosant de joie, et des chants exquis et complexes, le tout d’une facture parfaitement tonale ; une musique qui défie la description, synthèse de Brahms, Wagner, Mahler, Schoenberg, d’une certaine manière l’équivalent en musique de la peinture de Klimt.
Piano, pianistes
Le piano va vous permettre le retour à un terrain plus connu. Tout d’abord, Les Valses de Chopin, musique de printemps par excellence, dans l’enregistrement de Joao Pires de 1985, dans une jolie petite collection à prix réduit destinée à l’initiation des jeunes, “ Le Voyage musical ”4. Puis Robert Casadesus, dont on poursuit l’édition en CD des enregistrements des années 1950 et 1960 avec Trois Valses romantiques de Chabrier, Trois Morceaux en forme de poire de Satie, le 4e Concerto de Saint-Saëns, la Ballade de Fauré, les Variations symphoniques de Franck et la Symphonie cévenole de d’Indy5. Pour cette musique française, un interprète français par excellence, tout de mesure et de rigueur, un parfait artisan du piano.
Vous avez goûté avec plaisir, il y a peu, de la musique de Maurice Journeau (père de notre Camarade de la 47) et vous vous réjouissez d’avance de découvrir ses Six Impromptus pour piano en premier enregistrement mondial, par l’excellent Christophe Vautier, élève de Cziffra6. Vous n’êtes pas déçu : une musique très fine, dans la plus pure filiation française, de Rameau à Ravel, mais très personnelle, à la limite de l’atonalité. Sur le même disque, deux œuvres majeures de Fauré : la Ballade, dans sa version pour piano seul, et le monumental Thème et Variation.
Après cette musique sereine et sage, vous êtes prêt pour quelques excès, des Torrents du printemps pour reprendre un titre de nouvelle d’Hemingway : les Études d’exécution transcendante de Liszt, que vient d’enregistrer le plus virtuose de nos pianistes français, François-René Duchable7. Vous aviez gardé le souvenir de pièces brillantissimes mais quelque peu superficielles, d’une musicalité très inférieure à celle des Études de Chopin, et vous attaquez l’écoute non sans appréhension. Vous étiez dans l’erreur : c’est très novateur, très fort, et Rachmaninov, beaucoup plus tard, n’a rien inventé de mieux.
Un peu ivre après ces déchaînements, vous recherchez la sérénité. C’est Bach qui va vous l’apporter, bien sûr, avec le deuxième disque des Suites anglaises par Perahia8, dont le premier disque, voici quelques mois, vous avait transporté. Une merveille d’équilibre, cette fois encore, entre la science du contrepoint et l’élégance du genre – suites de danses – que Bach utilise comme un prétexte pour nous emmener où il veut, c’est-à-dire au Paradis.
André Cluytens
On oublie un peu, aujourd’hui, qu’il y a eu de grands chefs français d’envergure internationale, comme Charles Münch, Pierre Monteux, Paul Paray. André Cluytens fut de ceux-là, à l’apogée des orchestres des Concerts Colonne, des Concerts du Conservatoire et de l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française. Son intégrale de la Musique orchestrale de Ravel est un enregistrement d’anthologie.
Cluytens fut aussi un merveilleux accompagnateur de concertos, et vous allez terminer en apothéose votre dimanche de printemps en découvrant ou en redécouvrant, selon votre âge, toute une série de concertos9 : le n° 1 de Tchaïkovski par Aldo Ciccolini (avec, par le même, les Variations symphoniques de Franck et la Symphonie cévenole de d’Indy, intéressantes à comparer à la version Casadesus) ; les Concertos pour violoncelle de Schumann et – peu connus et superbes – de C.P.E. Bach, par André Navarra ; l’Andante Spianato et Grande Polonaise (version avec orchestre) par Jeanne-Marie Darré, le Burlesque de Richard Strauss par Marcelle Meyer, les Concertos de Menotti par Youri Boukoff et de Serge Nigg par Pierre Barbizet (pas chefs‑d’œuvre mais découvertes intéressantes), le Concerto n° 2 de Chostakovitch par Chostakovitch lui-même, le n° 2 de Rachmaninov par Gabriel Tacchino, et last but not least, le Concerto n° 3 de Prokofiev par Samson François, sommet absolu.
Vous vous prenez à rêver de ce qui fut peut-être l’âge d’or des musiciens français, et déjà le soir arrive, et le vent de printemps emporte les dernières notes, avec votre plaisir.
______________________________
1. 1 CD EMI 5 67029 2.
2. 1 CD TELDEC 0630 17144 2.
3. 1 CD EMI 5 56783 2.
4. 1 CD ERATO 39842 67532.
5. 2 CD SONY SM2K61725.
6. 1 CD REM 311317.
7. 1 CD EMI 5 56684 2.
8. 1 CD SONY SK 60277.
9. 4 CD EMI 5 73177 2.