Un regard d’exil
Avec son cinquième ouvrage et sous le titre un peu mystérieux de : Un regard d’exil, notre camarade Gilles Cosson confirme sa conception d’un genre romanesque vivant et dynamique, au point de rencontre de tous les apports, aspirations, doutes, tensions et orages que brassent les vagues déferlantes des jours et du destin.
Ce livre, plus encore que les précédents, entend se situer sur deux plans complémentaires.
Il y a d’abord le plan littéraire. L’auteur, grand voyageur devant l’éternel et féru d’exotisme, multiplie les scènes, les images colorées ou les simples évocations qui, parties de Paris, flottent ensuite sur les djebels farouches du Rif et les montagnes d’Anatolie, puis franchissant les bords ravinés du fleuve Araxe, parcourent les plateaux de l’Arménie orientale.
Sur ce contexte géographique s’appuie une intrigue simple et originale, intimement liée aux événements qui ont suivi la “ Grande Guerre ”, c’est-à-dire dans les années 1920, avec la mise en scène de grands personnages historiques comme le maréchal Lyautey, le maréchal Pétain, Abd el-Krim, Mustafa Kemal, le général russe blanc Wrangel, sans compter des intervenants moins connus, par exemple le philosophe Léon Chestov. Les valeurs sentimentales ne sont pas exclues de cette geste avec surtout deux amoureuses sympathiques et ardentes, mais redoutables.
À noter que l’auteur se sent assez sûr de sa séduction romanesque pour prendre le risque d’une action très linéaire où le temps est scandé par les titres des chapitres. Ainsi va-t-il droit devant, avec simplicité, insensible à certaines tendances actuelles qui font d’une intrigue tarabiscotée et subtilement incompréhensible une marque de talent.
À ce plan littéraire se superpose celui des idées défendues ou simplement exposées dont on parcourt les dédales en cheminant dans la lecture romanesque et qui posent les grands problèmes soulevés à l’issue de la Grande Guerre. Il y a la question des nationalités. La Turquie de Kemal se heurtait aux Grecs, aux Kurdes et aux Arméniens ; Abd el-Krim réclamait l’indépendance à l’Espagne et à la France.
Il y a ensuite la question des croyances. Trois religions s’opposaient bien qu’issues d’un même Livre initial : le judaïsme, le christianisme (ici sous sa forme orthodoxe) et l’islam. Elles avaient chacune sa sagesse, mais aussi hélas sa part d’intolérance et de fanatisme. Et puis encore les questions politiques. Le gouvernement français Painlevé- Briand s’est montré assez jacobin et répressif dans la conquête du Rif ; mais c’est aux Soviets que revient la palme d’une tyrannie atteignant le terrorisme d’État, élaborée sous le couvert du “ centralisme démocratique ” et mise en œuvre par le Guépéou.
Ce qui frappe le plus dans l’énumération de ces questions, c’est leur caractère d’actualité brûlante si on les replace en notre fin de millénaire. Les nationalités c’est aussi, de nos jours, les Serbes, les Kosovars, les Palestiniens, les Kurdes, les Magyars de Voïvodine, les Kabyles, les Tibétains… et bien d’autres à travers les cinq continents.
De plus ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage de Gilles Cosson que de nous faire pénétrer dans les arcanes complexes d’une question dont les données sont restées constantes au cours des siècles et les problèmes jamais résolus, une question apparue à la fin du Moyen Âge, avec les avancées territoriales des Ottomans parvenus au-delà du plateau du Kosovo et celles des Russes sous l’impulsion des Moscovites d’Yvan le Grand, deux puissances nouvelles encadrant et enserrant dans leurs ambitions des terres millénaires comme l’Arménie.
Il s’agit de la question d’Orient. Cette question, qui embrasse toutes les terres ayant appartenu à la “ Sublime Porte ”, reste encore au centre des périls majeurs du monde où nous vivons.
L’unité de l’ouvrage enfin est assurée par la permanence du narrateur : un certain Nicolas Balkenberg à la fois balte, russe blanc et français lequel ajoute aux débats idéologiques la richesse de sa vie intérieure, que l’auteur a voulu sans doute très proche de la sienne. Ce Nicolas, après les tourments de la révolution soviétique, s’est retiré pendant quatre ans dans le silence du mont Athos.
Il lui en est resté un souvenir ému de la vie contemplative, une méfiance instinctive du rationnel, une aspiration vers la vérité mystique dans l’union avec tout l’univers et une admiration essentielle pour les œuvres de la création.
Ainsi dans Un regard d’exil, les choses et les faits interpellent constamment l’imaginaire. D’où la conjonction d’un réalisme alerte et d’un romantisme régénéré, sorte de puits fécond pour alimenter une culture aimable digne des obsessions de notre temps.