Être heureux en décembre
Pour qui vit tourné vers l’avenir, décembre est un mois merveilleux : non seulement les fêtes sont là, mais bientôt les jours recommencent à augmenter, et le printemps est déjà tout proche, bien plus que la fin de l’été dernier… Et les disques fleurissent plus que jamais.
Claviers
On redécouvre les grands pianistes français des années 1930- 1950, et, parmi eux, Robert Casadesus en deux coffrets d’enregistrements des années 50 (jolie présentation rétro) : l’oeuvre de piano de Ravel (avec le Concerto pour la main gauche, mais sans le Concerto en sol)1, et des pièces de Debussy2 : Masques, L’Isle joyeuse, Images (les deux livres), Estampes, etc., et les deux livres des Préludes. Casadesus aura été l’archétype de l’artisan minutieux, rigoureux et d’une extrême fidélité à l’oeuvre qu’il interprète. La technique s’efface, priorité au toucher, aux nuances. Il y manque peut-être l’étincelle d’un Samson François, mais, pour ceux qui aiment la musique française jouée avec mesure, c’est parfait, et l’on comprend la satisfaction de son ami Ravel.
EMI a créé une collection “ Début ” pour les interprètes jeunes et encore peu connus, initiative plus que louable. Deux pianistes émergent : Aleksander Serdar3 et Jonathan Gilad4. Serdar, né à Belgrade, a 31 ans ; Gilad a 17 ans, et il est marseillais. Gilad, technique irréprochable, maîtrise parfaitement l’Opus 101 de Beethoven, égrène avec élégance la Sonate 18 de Mozart (ré majeur), et, surtout, enlève avec superbe les Variations sur un thème de Haendel, de Brahms. Serdar, lui, cisèle une sonate de Galuppi, tel Horowitz Scarlatti, joue très bien Bach-Busoni, Brahms (les valses), etc., mais surtout donne à découvrir avec un toucher hors pair les extraordinaires Variations Sérieuses de Mendelssohn, à écouter toutes affaires cessantes.
À l’orgue, dont il poursuit l’exploration avec une belle constance, le camarade Ferey, qui dirige la firme Skarbo, présente l’oeuvre de Duruflé, jouée par Frédéric Ledroit aux grandes orgues de la cathédrale d’Angoulême5, musique originale, colorée, chatoyante. Au clavecin, enfin, Blandine Verlet, sans aucun doute la meilleure interprète de la musique française de la période 1650–1750, joue une anthologie de pièces de François Couperin6, avec une vingtaine de pièces aux subtilités aussi exquises que leurs titres, dont les Barricades Mystérieuses, aux enchaînements harmoniques aussi complexes, raffinés et avant-gardistes que du Gesualdo.
Voix
Quatre quasi-découvertes, ce qui est rare. Des oeuvres chorales de Fauré, d’abord, avec le premier enregistrement mondial de La Naissance de Vénus, cantate profane pour soli, choeur mixte et piano d’une extrême subtilité harmonique, et une quinzaine de pièces plus fines les unes que les autres, dont le Cantique de Jean Racine, dans sa version originale pour voix mixtes, quintette à cordes et orgue7 : à mi-chemin, si l’on veut, entre Puvis de Chavannes et Odilon Redon.
Dans un esprit assez différent, plus “parisiennes”, plus faciles aussi, des chansons de Reynaldo Hahn par la soprano Susan Graham8 : musique inséparable des salons évoqués par Proust, et qui eût pu être jouée chez Madame Verdurin. Un tout autre registre, encore, avec les six chansons françaises de Benjamin Britten, qui figurent sur un disque avec la Sinfonietta Op. 1 et des chansons anglaises, par le ténor Ian Bostridge et le Britten Sinfonia9 : musique d’une liberté totale, merveilleusement écrite, et qui procure toujours ce même plaisir d’écoute spécifique à Britten et Poulenc.
Enfin, deux disques pour voix et orgue, de chants d’inspiration religieuse : les Petits Motets de Sébastien de Brossard (1655−1730), entrelardés de pièces pour orgue de Nicolas de Grigny10, et les Chants de Bretagne de Langlais, compositeur contemporain11. Brossard : musique baroque raffinée d’inspiration assez profane ; Langlais : chants en breton, austères, aux harmonies ambitieuses.
Varia
La place manque pour tout dire de quelques disques remarquables et inclassables. Pour faire bref, on dira d’abord le plus grand bien d’un disque de Folk Songs de divers pays par les Swingle Singers12, temporairement évadés du jazz pour des polyphonies d’une extrême richesse sur des chansons traditionnelles telles Bella Ciao, L’Amour de moi, Waltzing Mathilda, et l’exceptionnel Loch Lomond d’Écosse, qui à lui seul mérite le détour. On évoquera l’opérette – plus précisément le “ tango-operita ” d’Astor Piazzolla – Maria de Buenos Aires, qu’interprète, à côté des trois solistes, un ensemble de neuf musiciens en majorité non argentins, dont Gidon Kremer13, décidément gagné au tango, des Russes, un Norvégien, etc. : le tango, musique universelle comme le jazz ?
On terminera par un recueil de trois disques dans la série Flamenco Vivo, qui présentent, sous le titre générique d’Andalucia, deux disques de Cante Jondo de Jerez et un disque de chants de la Semaine Sainte de Séville14. Musique magique, au sens propre du terme, c’est-à-dire envoûtante, avec des voix et des guitares à l’opposé de tout ce que l’académisme a toujours cherché à imposer, le tout chanté et joué par des “ gitanos legitimos ” comme disait Lorca. Prenez donc quelques bonnes bouteilles de Jerez (muy seco, bien entendu), invitez chez vous, au moins en pensée, si possible en réalité, quelques danseurs et danseuses de flamenco, et oubliez pour quelques heures que vous consacrez l’essentiel de votre vie, hélas, à des choses bien moins importantes que la musique.
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1. 2 CD SONY CB 742
2. 2 CD SONY CB 891
3. 1 CD EMI 5 72821 2
4. 1 CD EMI 5 72823 2
5. 1 CD SKARBO D SK 1974
6. 1 CD AUVIDIS E 8649
7. 1 CD EMI 5 56728 2
8. 1 CD SONY CB 841
9. 1 CD EMI 5 56734 2
10. 1 CD AUVIDIS E 8636
11. 1 CD SKARBO D SK 1973
12. 1 CD VIRGIN CLASSICS PM 569
13. 2 CD TELDEC 3984 20632 2
14. 3 CD AUVIDIS B 6880.