Dunkerque, l’Odyssée d’un sidérurgiste
Au fil des 250 pages, l’auteur se présente tout en narrant sa vie professionnelle : sa famille dispersée par la panique de juin 1940 depuis les Ardennes, sa mère pleine d’initiatives dans l’adversité, son père sachant regrouper les siens dans la Creuse ; il a appris le métier d’électricien et la discipline à l’École professionnelle à Limoges.
Après un début à La Souterraine, dans la Creuse, et la guerre d’Algérie, il entre à Réhon près de Longwy, à la Société sidérurgique de la Providence en 1958. Enfin marié dès qu’il a pu disposer d’un logement, il a bientôt senti le peu d’avenir économique de la Lorraine et est embauché en automne 1962 comme agent de maîtrise chez Usinor qui recrutait la hiérarchie de la future “ Aciérie sur la mer ”.
Ayant son propre port minéralier, elle pourrait choisir et obtenir au meilleur prix ses matières premières ; ses objectifs étaient :
- de réduire ses frais d’élaboration rapportés à la tonne d’acier, en construisant les hauts fourneaux, les fours, les laminoirs plus gros que tous ceux qui existaient alors,
- d’améliorer et diversifier la qualité des produits marchands par ses laboratoires et par un contrôle constant des fabrications.
En vingt ans, par étapes d’agrandissements et modernisations successives, la capacité sera portée à 10 000 000 tonnes par an.
Placé aux interfaces des services des hauts fourneaux, des fabrications et de l’entretien, l’auteur relate les relations humaines au sein de l’usine. Il exerce un métier dangereux, aux prises avec les hommes, la matière et les circonstances. Les imprévus obligent parfois l’agent de maîtrise à décider sans délai ; en pareil cas, il faut agir avant de rendre compte. Il faut parfois “ remettre les gens à leur place ”, tant les supérieurs que les subalternes. La décision ne peut être justifiée que par son succès. Le chef se doit de rester serein ; l’auteur m’a remis en mémoire l’adage des cavaliers du temps de ma jeunesse : “ le calme est le propre des forts ”.
Nous recommandons les deux pages 65 à 67 sur Mai 1968 à Dunkerque qui se concluent par les mots suivants : Quelque chose était cassé, la confiance dans la capacité de nos dirigeants à gérer un problème social important, mais aussi pour tous ceux qui avaient subi le poids de la réquisition pour raison de sécurité, une profonde injustice dans le règlement final du conflit.
Dans un chapitre ultérieur, l’auteur montre les imperfections des organisations d’engineering, des bureaux d’études entrecroisés qui ont fleuri durant la période active de sa vie. Quand des difficultés se présentent, une réunion est convoquée ; c’est toute une technique à laquelle aucun enseignement ne préparait alors. Toujours autodidacte, l’auteur s’intègre dans ces procédés dialectiques et réussit puisque sa direction l’apprécie, mais son avancement hiérarchique se fait attendre…
Pour son perfectionnement personnel, Guy Fuchs, outre ses stages chez les fournisseurs, a recouru à l’Enseignement par correspondance de Vanves qui l’a conduit à des examens ayant des équivalences universitaires. Il a élargi sa vue du monde par des week-ends passés avec sa femme dans la capitale. Sans doute petit dormeur, il a mené durant des années une double vie : usine d’une part et études d’autre part. Il rend grâce au dévouement de son épouse qui l’a soutenu dans son effort persévérant.
Il montre également comment les réorganisations décidées par les économistes et les ingénieurs de haut niveau peuvent parfois miner et disloquer la cobésion et le moral du personnel. Celui-ci s’inquiète pour son avenir ; trop de réformes nuisent. Dans ces grandes organisations où chacun est rivé à son tableau de bord, à son téléphone, à sa machine ou sa dépanneuse, chacun connaît tout le monde de vue et ne dit plus bonjour à personne. L’ingénieur croit ne pas avoir besoin de l’avis de l’ouvrier et le met sans le savoir en difficulté.
Il faut lire sa relation de la mission d’Usinor à Osaka en 1982, en vertu d’un accord d’échange d’informations avec Kawasaki pour le bien technique de leurs aciéries respectives. Boute-en-train à ses heures, Guy Fuchs a obtenu une certaine confiance des Japonais en leur apprenant la danse flamande des canards, dont il leur a remis une cassette préparée à dessein. Dans les boîtes de nuit et les salles d’arts martiaux, dans les avions et les trains aussi, il a observé quelques traits des moeurs japonaises qui méritent d’être médités par nos éducateurs et nos sociologues.
Notons son jugement comparant les aciéries japonaise et française (p. 194) : Là où nous étions parfois obligés de faire compliqué pour respecter les normes, eux s’efforçaient de faire le plus simple possible. Là où nous recherchions une précision absolue, eux préféraient être moins performants dans la classe des appareils utilisés, mais avoir toujours une constance dans la précision des mesures et encore la technologie japonaise n’était pas (toujours) le nec plus ultra, par contre sa fiabilité était à toute épreuve, c’était l’essentiel du but recherché.
Les dernières pages résument les leçons de sa vie : saluons page 222 avec Guy Fuchs les initiatives heureuses d’Usinor comme la création des cercles de qualité dans lesquels les salariés donnent leur opinion ; ils compensent une lacune de la société actuelle, émiettée en individus sans conscience collective. Quand les données du métier changent, il faut que tout évolue, les machines, les hommes.
Page 225 : Il fallait expliquer longuement les avantages du nouveau système afin d’éviter les grèves et les mouvements sociaux ; cette démarche invitait le personnel à être un acteur du progrès.
Les réformes de structures imposent des dépenses que n’imagine pas toujours leur promoteur :
- mettre à jour les plans et schémas d’installation, pour connaître toutes les modifications apportées par les exploitants au fil des incidents ;
- maintenir tous les stocks de rechange pour éviter la débrouillardise et la cannibalisation.
Les changements de méthodes conduisent à la nécessité de détruire des installations anciennes non amorties ; le remplacement d’un combustible par un autre entre dans cette catagorie : la substitution du gaz de haut fourneau au fuel lourd devenu cher ou introuvable occasionne l’extinction de foyers de chaudières et l’arrêt immédiat d’une usine à feux continus, ainsi mise en détresse. Celui qui lira la page 229 se posera la question : “ Les décideurs parisiens le savent-ils ? ”
Lisez aussi ceci (page 228) : Remplacer les préretraités qui connaissent la maison par des jeunes BTS avec un contrat à durée déterminée que l’on renouvelle pour des raisons fiscales ; cette méthode accumule les aberrations ; l’usine n’a plus de mémoire.
Page 232 : La polyvalence m’a fait perdre mon âme : passer d’une maintenance ayant pour supports l’électricité, l’informatique, les automatismes en tout genre à des conduites d’installations obsolètes a été une terrible épreuve. Je ne méritais pas ça.
Nous trouvons dans cet ouvrage à réfléchir sur la décadence de notre civilisation ; depuis 1930 au moins, la liberté a pris le pas sur l’autorité ; chacun prend plaisir à discuter les décisions des responsables. On aboutit ainsi à Mai 68. La leçon de ce livre est la suivante : que chacun apprenne comme Guy Fuchs à examiner posément la réalité et, sans grands mots, à s’intégrer dans les rouages de la société pour qu’ils puissent jouer. Il est un bel exemple de gagneur. Son livre mérite d’être lu par les ingénieurs et cadres qui se croient de haut niveau parce qu’ils sortent d’une école et qui engagent chaque jour le bien public.