L’espace-temps
L’analyse de ce petit livre du plus grand intérêt me donne l’occasion de faire amende honorable. En avril 1994, La Jaune et la Rouge a publié, sous le titre “ Poincaré et la relativité ”, un article de Jules Leveugle (43) attribuant à Henri Poincaré les mérites qu’on réservait jusqu’alors à Albert Einstein dans la genèse de la relativité restreinte. Christian Marchal (58) avait déjà prononcé, le 19 mars 1993, au 4e Colloque von Humboldt, une conférence intitulée “The theory of relativity, Einstein or Poincaré ? ” Il rappelait ses arguments en faveur de Poincaré dans la conférence qu’il prononça à la SEE le 29 mai 1996.
J’avais à l’époque pris position contre ces entreprises, en arguant que ce débat n’ajoutait rien à la gloire de Poincaré, mondialement reconnu comme le plus grand mathématicien de son temps et comme l’initiateur de la théorie du chaos. Je dois aujourd’hui reconnaître que je n’avais pas bien lu les textes publiés et que j’avais laissé mes idées préconçues l’emporter sur les arguments présentés par les auteurs. Il a fallu que je lise l’ouvrage d’un non-polytechnicien pour que je me rende compte de mon erreur.
Il faut toutefois noter qu’Auffray en dit davantage que les auteurs susvisés.
J.-P. Auffray nous rappelle tout d’abord la contraction proposée indépendamment en 1887 par Fitzgerald et en 1892 par Lorentz pour expliquer le résultat négatif des expériences de Michelson.
Dès 1902, c’est-à-dire trois ans avant Einstein, Poincaré déclarait : “ Je regarde comme très probable que les phénomènes optiques ne dépendent que des mouvements relatifs des corps en présence… et cela rigoureusement. Dans le chapitre 6 de son livre La Science et l’Hypothèse, il affirme qu’il n’y a ni espace absolu, ni temps absolu, ni simultanéité, et même que l’espace pourrait ne pas être euclidien.
En 1904, il énonce le principe de relativité, selon lequel les lois de la physique sont invariantes dans tout référentiel galiléen et qu’on ne peut donc pas discerner un mouvement de translation uniforme. Il découvre que la transformation de Lorentz avait déjà été écrite par Voigt en 1887 ! En 1905, Poincaré remet une note à l’académie des Sciences, note accompagnée par un mémoire explicatif. Il y note que les équations du champ électromagnétique (équations de Maxwell) ne sont pas altérées par la transformation de Lorentz et que cette transformation appartient à un groupe, le groupe de Lorentz. Or, Poincaré connaît la théorie des groupes de Galois et recherche donc l’invariant de ce groupe : s2 = l2 – c2t2. Il imagine un espace- temps à quatre dimensions dont une – le temps – est imaginaire et montre que la transformation de Lorentz se réduit à une rotation dans cet espace-temps quadridimensionnel. Minkowski poursuivra ces idées en appliquant à cet espace- temps le formalisme tensoriel et en définissant sa métrique.
Dans sa note et son mémoire de 1905, Poincaré donne la formule de composition relativiste des vitesses, annonce que les forces de gravitation se propagent à la vitesse de la lumière dans le vide et écrit la formule de la variation de la masse avec la vitesse relative, qui conduit à la fameuse relation E = mc2.
Il signale que l’équation de Poisson ne satisfait pas le principe de relativité et ne se conserve pas dans une rotation de l’espacetemps, et annonce qu’il faudra donc modifier les lois de la gravitation. Malheureusement, Poincaré est mort en 1912 et ne put donc mener ses travaux à son terme.
Le mérite d’Einstein est d’avoir publié en 1905 une dérivation purement cinématique des équations de Lorentz, fondée sur l’hypothèse de l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide (on peut d’ailleurs se passer de cette hypothèse, comme l’a montré Christian Marchal). En 1908, il découvre le principe d’équivalence qui le met sur la voie de la relativité générale après avoir généralisé la métrique de Minkowski.
La paternité de la relativité générale revient incontestablement à Albert Einstein qui, pendant huit ans, a sué sang et eau pour apprendre le calcul tensoriel et la géométrie de Riemann, qu’Henri Poincaré connaissait parfaitement…