Désordres et délices
Les organisateurs de festivals s’évertuent à trouver des prétextes pour conférer à leur programmation l’apparence d’une cohérence : « Autour de l’enfance », « Une soirée à Saint- Pétersbourg », etc. Est-ce bien utile, et le plaisir de l’écoute et celui, plus rare, de la découverte ne suffisent-ils pas à satisfaire l’amateur éclairé ?
Aussi ne chercherons-nous pas à prétendre rassembler sous un thème factice des disques dus au hasard des parutions : il suffit qu’ils nous apportent ces petits bonheurs grâce auxquels la vie vaut un peu plus la peine d’être vécue.
Hahn, Chausson et quelques autres
C’est bien à ces petits bonheurs qu’invite toute la musique de Reynaldo Hahn, l’ami de Proust, qui bridait son génie pour le mettre au service du seul objectif : plaire avant tout.
Sa Sonate pour violon et piano est une pièce dans le goût français, délectable, subtile, fauréenne, et qui aurait pu être le modèle de la fameuse Sonate de Vinteuil si elle n’était pas postérieure à la Recherche du temps perdu.
Les jeunes interprètes de cette œuvre rare, Michaël Seigle au violon et Augustin Voegele, issus de l’École normale de musique, perpétuent la tradition de mesure et de clarté de l’école française des Cortot, Casadesus, Thibaut, Erlih. Sur le même disque1 figurent d’autres œuvres dans le même esprit dont le merveilleux Poème de Chausson (version pour violon et piano) et Tzigane de Ravel.
Réduire l’effectif orchestral d’un concerto à un quintette à cordes est une gageure pour une grande œuvre romantique comme le Concerto n° 1 pour piano de Chopin. Un groupe de musiciens de la même École normale conduit par le même Seigle2 l’a tentée, le résultat est inattendu et vraiment superbe : le piano n’est plus en opposition avec un orchestre surdimensionné mais devient le partenaire d’un sextuor pour piano et cordes. C’est une œuvre nouvelle, supérieure à l’original d’autant que Chopin était un piètre orchestrateur.
Sur le même disque, une des œuvres cultes de Mozart, la Symphonie concertante avec violon et alto, dans la même formation (quintette et deux solistes), moins éloignée de l’œuvre originale, témoigne de la même clarté.
La formation flûte, harpe et trio à cordes, qui a fait florès au tournant des XIXe-XXe siècles, est caractéristique de cette musique de salon à la fois très élaborée et faite pour le plaisir seul. Sous le titre Aubade à la Lune l’ensemble Aeneas a enregistré, avec une jolie transcription de la Suite bergamasque de Debussy, quatre pièces exquises de compositeurs injustement oubliés : le Triptyque champêtre de Charlotte Sohy, Cinq Haï-Kaï de Jacques Pillois, Clair de lune sous bois de Paul Le Flem et Variations au clair de lune de Paul Pierné (parent de Gabriel)3.
N’en déplaise aux sectaires de la musique contemporaine, il s’agit ici de musiques très fines et complexes, novatrices dans leurs harmonies et leurs recherches de timbres, et, par-dessus tout, délicieusement sensuelles.
Violonistes
C’est encore dans le même esprit qu’Édouard Lalo a écrit sa Symphonie espagnole pour violon et orchestre enregistrée il y a peu par Nikita Boriso-Glebsky et le Sinfonia Varsovia dirigé par Augustin Dumay4.
On connaît cette œuvre populaire – mais non kitch – typique du XIXe siècle français, qu’accompagnent ici la brillantissime Sonate pour violon et piano avec Jean-Philippe Collard, et deux petites pièces secondaires.
Tedi Papavrami, qui avait fui à 11 ans l’Albanie d’Enver Hodja, raconte une vie, la sienne, dans un recueil de 6 disques destiné à accompagner son livre Fugue pour violon seul (Robert Laffont) : les Sonates et Partitas de Bach pour violon seul, la Sonate n° 2 d’Ysaye, la Sonate pour violon seul de Bartok, les 24 Caprices de Paganini en deux versions (studio et concert), les transcriptions pour violon par Papavrami de pièces de Bach pour orgue et de 12 Sonates de Scarlatti pour clavecin5.
Impossible de résumer ici le jeu très original d’un interprète à la forte personnalité, jeu qui explose littéralement dans la Sonate d’Ysaye ou les Caprices de Paganini. C’est très « tzigane » tout en étant techniquement virtuose, un peu à la manière de Vengerov ou, autrefois, de Gitlis, et, en tout cas, enthousiasmant.
Chansons d’Angleterre
Mélancolie : c’est l’atmosphère commune aux songs de Benjamin Britten (1913−1976) par Ian Bostridge accompagné par Antonio Pappano au piano6, et aux ayres de John Dowland (1563−1626) par quatre solistes et Thomas Dunford au luth7.
Les songs de Britten, Winter Words, Sept Sonnets de Michel-Ange, Six Fragments d’Hölderlin, Où sont ces enfants, Chants chinois (accompagnés à la guitare), sont postérieurs à la Seconde Guerre mondiale : rugueux, pleins de tristesse et parfois de fureur, ils sont ce que Britten a écrit de plus fort, avec ses opéras (Le Tour d’écrou, Peter Grimes, etc.).
Les ayres de Dowland, entrecoupés de pièces pour luth, sont d’une extrême sophistication et d’une grande beauté : la délicatesse de la Renaissance est à son apogée et, tout comme celle de Britten au XXe siècle, la musique de Dowland est imprégnée du désenchantement d’une époque dominée par les conflits et les souffrances, où l’amour ne peut s’épanouir.
Qu’en sera-t-il de la musique du XXIe siècle ?
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1. 1 CD PASSAVANT.
2. 1 CD Salle Cortot.
3. 1 CD Hybrid’Music.
4. 1 CD Fuga Libera.
5. 1 CD ZIG-ZAG.
6. 1 CD EMI.
7. 1 CD ALPHA.