Orientation par l’échec, échec de l’orientation
Il y a longtemps que le niveau élevé de l’échec scolaire nourrit le chômage des jeunes. De 1972 à 1986, je me suis occupé de l’insertion sociale de ceux qui avaient terminé leur scolarité sans qualification. J’en ai rendu compte dans deux ouvrages2, puis j’ai voulu comprendre pourquoi ces jeunes sans autre handicap que leur appartenance à des catégories sociales défavorisées avaient si mal vécu leur scolarité. En 1998, j’ai proposé mes services au principal d’un collège du XIXe arrondissement, où nous sommes maintenant une dizaine d’intervenants retraités à accompagner des élèves en difficulté.
C’est de cette expérience et de l’observation de la scolarité d’enfants de familles amies d’origine immigrée que je voudrais rendre compte en montrant comment, dès la fin du primaire, l’échec s’installe dans le cursus scolaire de certains enfants et comment il devient définitif au collège, déterminant un classement qui aboutit à une orientation par défaut.
Échec dès la fin du primaire
Je me réfère au livre dans lequel Linda raconte sa scolarité3.
Le niveau élevé de l’échec scolaire nourrit le chômage
Elle a changé six fois d’école et redoublé deux fois entre CP et CE1. Arrivée au collège, sa classe a été soumise à un test de niveau lors duquel elle a pris conscience de ses lacunes. Elle a attendu une remise à niveau, mais ce n’était pas prévu, car le test n’avait qu’un but statistique. Elle a traîné pendant quatre ans au collège ses lacunes en français et en maths.
Elle en a parlé avec une professeur de français, mais celle-ci, tenue par son programme, ne pouvait que lui conseiller de lire « tout ce qu’on pouvait lire, et surtout de commencer par des histoires qu’elle aimait ». C’était un bon conseil, mais insuffisant pour combler ses lacunes.
Maths pour filières longues
Prévoir et organiser l’orientation en troisième
Dans La Jaune et la Rouge, n° 675, de mai 2012, le principal du collège René-Descartes du Blanc-Mesnil souligne la façon dont il gère la grande diversité ethnique et sociale de ses élèves. Il explique notamment que, chaque année au début du second trimestre, il convoque individuellement les parents des élèves de 3e, afin de préparer avec eux les orientations de fin d’année. En présence de l’élève et au vu de ses performances scolaires, il conseille les parents et débat avec eux afin de les aider à remplir le formulaire des choix d’orientation, entre les lycées d’enseignement général, les lycées d’enseignement technique, les lycées professionnels et les CFA.
J’ai suivi Aminata depuis le primaire. En fin de 4e, son bulletin de notes mentionnait 9,80 en français et 4,60 en maths, avec l’annotation du chef d’établissement : « Ensemble insuffisant, continuez les efforts, préparez une orientation professionnelle choisie, le niveau de 4e n’est pas acquis, passage en classe de 3e. »
L’ayant aidée en maths, je constatais qu’on lui enseignait le programme des classes secondaires avant l’allongement de la scolarité, quand le premier cycle du secondaire était réservé aux seuls élèves destinés aux filières longues. Sachant qu’une loi de 2005 avait fixé l’objectif d’assurer à tous les élèves la maîtrise, en fin de scolarité obligatoire, d’un socle commun des connaissances et des compétences, j’ai consulté le site www.eduscol du ministère de l’Éducation.
Sept compétences devraient être acquises à la fin des études obligatoires, dont l’une intitulée « Principaux éléments de mathématiques et culture scientifique et technologique ». Axée sur la résolution de problèmes mathématiques, scientifiques ou technologiques, cette compétence met l’accent sur l’utilisation « en situation » du calcul et des éléments de la géométrie. Ce qui est enseigné au collège va bien au-delà, de sorte qu’Aminata se trouve en difficulté sur un programme qui prépare aux études des lycées d’enseignement général, alors que l’annonce d’une orientation vers un lycée professionnel nécessiterait un renforcement de ses capacités d’utilisation « en situation » du calcul et des éléments de la géométrie4.
Choisir son orientation
J’ai suivi Djibo depuis l’âge de sept ans. Il n’était pas bon élève et j’avais beaucoup de peine à le motiver. Après deux redoublements en primaire, il a poursuivi en collège une scolarité peu enthousiaste. Soucieux des bons résultats de son établissement, le principal a proposé de le muter dans un collège « plus adapté à son niveau », ce que son père a refusé.
En 3e, il est devenu évident qu’il serait orienté vers un lycée professionnel, aussi l’ai-je emmené aux journées « portes ouvertes ». Nous avons visité trois établissements, spécialisés l’un en électronique, un autre en électricité et le troisième en arts graphiques.
Partout l’accueil était chaleureux et Djibo a été séduit par le lycée Maximilien- Vox d’arts graphiques. Il n’a pas obtenu d’y être affecté, mais au lycée Corvisart qui prépare aux mêmes métiers. Il semble avoir trouvé sa place dans le cadre d’une formation incluant de longs stages en entreprise.
Une orientation par défaut pour les élèves en difficulté
J’ai accompagné Fatou quelques mois en 3e. Ayant redoublé deux fois, elle était plus grande et plus mûre que ses condisciples, mais elle ne maîtrisait pas les bases du calcul, censées être acquises en fin d’école primaire. Grâce au cahier qu’elle tenait avec grand soin, je suivais le déroulement du programme : le calcul littéral, la notion de fonction, le théorème de Thalès et sa réciproque, etc.
Mais Fatou ne savait pas compter : depuis la 6e, personne n’avait pris en compte le fait que, n’ayant pas compris le système décimal, elle ne savait pas faire les retenues dans les opérations arithmétiques5. Le programme qu’on lui enseignait débordait largement le socle commun, elle s’appliquait à tenir son cahier et elle le faisait bien, car elle était travailleuse et ordonnée, mais elle ne pouvait évidemment pas apprendre les maths à l’envers.
Son bulletin de fin d’année confirmait une très faible note en maths et peu de bonnes notes dans les autres matières, sauf un 20/20 en arts plastiques que son professeur confirmait, la disant intéressée et créative. Elle ne pouvait prétendre qu’à un lycée professionnel et ses notes insuffisantes la situaient en queue de liste, de sorte qu’elle n’a obtenu aucun de ceux qu’elle avait demandés. Je lui ai recommandé l’apprentissage : sa maturité et sa bonne présentation lui ont permis de trouver tout de suite un employeur et d’être admise en CFA6 dans une formation de préparatrice en pharmacie.
Éduquer des travailleurs et des citoyens
En 1944, le ministre de l’Éducation a chargé une commission d’étudier une réforme de l’enseignement. Composée d’enseignants, elle comptait quatre professeurs au Collège de France dont les deux présidents successifs, un physicien, Paul Langevin, et un psychologue spécialiste de l’enfance, Henri Wallon. Toutes les sensibilités de la Résistance étaient représentées dans ce groupe qui s’était donné pour règle « de résoudre tous les sujets de désaccord par la voie de l’unanimité7. »
Le rapport, remis en 1947 et connu sous le nom de plan Langevin-Wallon, est devenu une référence car ses propositions ont annoncé la plupart des réformes débattues et réalisées à ce jour dans le domaine de l’éducation. Il est rare de trouver un tel consensus dans ce domaine, aussi vaut-il la peine d’en examiner les termes.
Le rapport pose en préalable la nécessité d’éduquer à la fois des citoyens et des travailleurs. L’éducation des citoyens est fondée sur le principe d’égalité, qui se traduit par la gratuité généralisée. Tous les enfants, quelles que soient leurs origines, « ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte ». Mais l’enseignement doit aussi se démocratiser par « une élévation continue du niveau culturel de la nation ».
L’orientation ne devrait jamais être un sous-produit de l’échec
Quant à l’éducation des travailleurs, elle doit prendre en compte la diversité des élèves. « Il reviendra à l’enseignement de mettre chacun à la place que lui assignent ses aptitudes pour le plus grand bien de tous », si bien que « la diversification des fonctions sera commandée non plus par la fortune ou la classe sociale, mais par la capacité à remplir la fonction ».
Il revient donc à l’éducation de mettre en valeur les aptitudes individuelles, mais aussi de les mesurer, d’où l’accent mis sur l’orientation, « scolaire d’abord, puis orientation professionnelle qui doivent aboutir à mettre chaque travailleur, chaque citoyen au poste le mieux adapté à ses possibilités ».
Ce plan nous interpelle sur le fait que nous puissions laisser 18 % d’une classe d’âge terminer leur scolarité en situation d’échec pour ne nous préoccuper qu’ensuite de leur orientation professionnelle. En nous appuyant sur le consensus Langevin-Wallon, nous pourrions avancer l’idée que l’orientation ne devrait jamais être un sous-produit de l’échec, mais une démarche d’éducation à part entière, qui précéderait et préviendrait l’échec.
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1. Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, Olivier Galland, André Zylberberg, Comment la France divise sa jeunesse. La machine à trier, Eyrolles, 2011.
2. Jacques Denantes, Les Jeunes et l’emploi, L’Harmattan, 1987, et La Société malade du chômage, L’Harmattan, 1989.
3. Linda Tezrarin, Comment survivre à l’échec scolaire ? L’Harmattan, 2012. Voir La Jaune et la Rouge n° 681, janvier 2013.
4. Le collège d’Aminata n’est pas une exception. Il semble qu’aucun collège en France n’ait amorcé la mise en oeuvre des programmes du socle commun.
5. Pour rendre justice au collège, précisons que Fatou n’y était arrivée qu’en troisième.
6. Centre de formation d’apprentis.
7. Citations extraites de l’ouvrage de G. Mialaret, Le Plan Langevin-Wallon, PUF, 1997.
3 Commentaires
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18% de sans ‑diplôme ?
Je suis surpris qu’un praticien fin connaisseur des enfants en difficulté scolaire contribue tout comme les politiques, le journalistes, etc. à répandre des chiffres inexacts sur l’échec scolaire sans avoir pris la peine de les vérifier.
L’ouvrage annuel de référence sur ces sujets est accessible à l’adresse http://www.education.gouv.fr/cid57096/reperes-et-references-statistiques.html
Page 270, on y voit que sortent sans diplôme du système scolaire 9% des jeunes générations (12% des garçons et 5% des filles). On est donc loin de 18%. 7% des jeunes obtiennent le brevet, diplôme qui ne semble pas particulièrement bradé (taux d’échec supérieur à celui du bac) et dont le niveau n’est pas nul : si on en consulte les annales, on y voit en particulier que plusieurs de nos ministres seraient incapables d’en réussir l’épreuve de mathématiques.
Alors pourquoi inclure les titulaires du brevet dans la catégorie des jeunes n’ayant aucun diplôme (les fameux 150 000 décrocheurs dont les médias nous rebattent les oreilles, alors que 9% d’une génération de 800 000, ça fait 72 000 et pas 150 000 ?).
D’autre part, un problème majeur est généralement occulté : les non-diplômés sont essentiellement des garçons (12% contre 5% des filles sont concernés – le pourcentage de 5% pour les filles n’étant sans doute plus très compressible).
Aucune action spécifique en direction des garçons ne semble envisagée, alors que le sexe semble être un facteur plus discriminant que le milieu social (facteur constamment évoqué) ou l’origine ethnique (facteur évoqué en France avec une extrême prudence, car à la limite du « politiquement correct »).
Echec de l’orientation à tous les niveaux ?
Un article fort intéressant mais il me semble qu’il y a chez nous, hélas, d’autres niveaux de cet « échec de l’orientation » bien mis en relief dans l’article.
Je pense à un article de Patrick Fauconnier, publié dans l’un des Challenges de début 2013, dans lequel ce journaliste spécialisé en matière d’enseignement expliquait que les étudiants français ne disposaient d’aucun véritable outil pour faire leur choix à l’entrée de l’université ou pour s’inscrire ensuite à l’un des 7000 mastères (!) dispensés au sein des 70 universités.
Alors que leurs homologues anglais et allemands disposaient à l’inverse d’un outil fantastique, mis à jour en continu par les universités et par les élèves et anciens élèves eux-mêmes, un outil qui faisait le lien entre formations universitaires et métiers correspondants en aval
Confusion
Ne pas confondre master (diplôme universitaire bac + 5 quasi gratuit) et mastère (diplôme post master ou post GE généralement très cher qui permet de se dire ensuite ancien élève ou diplômé de l’école où on l’a obtenu, généralement plus prestigieuse que celle où on a obtenu son diplôme bac + 5).