Une opportunité sous condition pour la compétitivité française
Un des plus célèbres économistes du commerce international, Paul Krugman, prix Nobel en 2008, décrit la compétitivité comme « une obsession dangereuse » des décideurs. En effet, la compétitivité sur le plan économique est une notion complexe souvent mal comprise.
REPÈRES
Les auteurs ont fait partie du groupe des experts du Débat national sur la transition énergétique. Ils ont participé activement aux travaux du groupe de travail « La compétitivité des entreprises françaises dans la transition énergétique » du Débat national, en tant que référents du groupe des experts. Cet article est en partie tiré du rapport du groupe de travail ; il relève néanmoins de l’entière responsabilité des auteurs, qui l’ont écrit à titre personnel, et n’engage aucune des instances du Débat national sur la transition énergétique – en particulier le groupe de travail « compétitivité », ni aucun de ses participants.
La compétitivité est une notion économique complexe
Les experts s’accordent pour prévoir une augmentation du prix de l’électricité et une hausse tendancielle du pétrole
Dans son acception première, elle doit être utilisée dans un sens microéconomique. Elle renvoie alors à la capacité de l’entreprise à maintenir ou à accroître, de manière profitable et durable, sa part d’un marché spécifique par rapport à d’autres entreprises qui essaient de faire la même chose (Apple contre Samsung, par exemple).
Parfois, le sens est légèrement étendu par les macroéconomistes : il s’agit alors de la capacité d’un pays à gagner ou à conserver une part du marché international pour les biens échangeables. Par exemple, la faible valeur du yuan rend les exportations chinoises plus compétitives par rapport aux produits américains équivalents.
Une consommation énergétique en évolution
En France, une augmentation des prix des énergies aurait des impacts non négligeables sur le pouvoir d’achat et la compétitivité qu’il faut chercher à atténuer.
Rapport Gallois
Selon ce rapport : « La compétitivité est la capacité de la France à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants, et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale, dans un environnement de qualité. Elle peut s’apprécier par l’aptitude des territoires à maintenir et à attirer les activités, et par celle des entreprises à faire face à leurs concurrentes. » Une définition reprise par le Conseil économique, social et environnemental (CESE).
La consommation énergétique finale de la France a profondément évolué depuis le premier choc pétrolier1. La part du pétrole a fortement diminué, passant de 64 % à 42% : si l’industrie (24 Mtep en 1973 contre 5 Mtep en 20102) et le résidentiel tertiaire (33 Mtep contre 11) ont fortement diminué leur consommation, en la reportant sur le gaz ou l’électricité, celle du transport au contraire s’est nettement accrue ; les transports consomment 46 Mtep en 2010 contre 25 en 1973.
A contrario, la consommation finale d’électricité a plus que doublé ; si la consommation de l’industrie a légèrement augmenté, passant de 7 à 10,5 Mtep, celle du résidentiel tertiaire a encore plus fortement crû, passant de 5 à 26 Mtep.
De même, la consommation finale du gaz a été multipliée par plus de trois en raison de son développement dans l’industrie (3 Mtep en 1973 contre 12 en 2010) et le résidentiel tertiaire (5,5 Mtep en 1973 contre 22 en 2010). La part du charbon a enfin été très nettement réduite.
Trois impacts sur l’économie française
Ces quelques chiffres suffisent à expliquer trois impacts attendus sur l’économie française d’une hausse des prix de l’énergie.
Évolution contrastée
La consommation pétrolière a beaucoup baissé dans l’industrie (24 Mtep en 1973 contre 5 Mtep en 2010) et le résidentiel tertiaire (33 Mtep contre 11) du fait d’un report sur le gaz ou l’électricité. En revanche celle du transport au contraire s’est nettement accrue : 46 Mtep en 2010 contre 25 en 1973.
Premièrement, un nouveau choc pétrolier aurait des conséquences nettement moins importantes sur notre économie qu’en 1973. Un rapport du CAE3 montre même que, dans ce cas, compte tenu de la faible intensité pétrolière relative de notre production, l’économie française pourrait gagner en compétitivité par rapport à ses voisins : les évaluations quantitatives présentées établissent ainsi que « l’effet d’un choc pétrolier sur les exportations françaises s’inverse après deux années et devient positif ».
Deuxièmement, les conséquences d’un tel choc seraient en revanche fortement perceptibles pour les ménages, le secteur tertiaire et les entreprises intensives en pétrole. Enfin, et à l’inverse, puisque les deux principales énergies consommées (en consommation finale) aujourd’hui par l’industrie sont le gaz (35%) et l’électricité (29%), davantage que dans les pays voisins, la compétitivité de notre économie aura tendance à se dégrader en cas d’augmentation nationale – mais aussi internationale – des prix du gaz et de l’électricité.
Un enjeu pour les industries énergo-intensives
Dans ce contexte, les industries énergo-intensives vont jouer un rôle particulier : toute hausse des prix de l’énergie se répercutera en effet sur leur coût de production.
Économiser l’énergie
Une augmentation des prix de l’énergie (électricité, pétrole ou gaz) aura des conséquences sur la compétitivité de nos entreprises et de notre économie. Même si celles-ci sont plus faibles que lors du premier choc pétrolier, une hausse des prix du pétrole serait encore dommageable pour notre économie, notamment sur la croissance. Il faut donc inciter les entreprises à moins consommer d’énergie.
Trois types d’industries seraient touchés par des hausses du prix de l’énergie, qu’elles soient liées ou non à la transition énergétique : les services de transport, l’industrie de l’énergie (électricité, gaz, vapeur, air conditionné, coke et produits pétroliers raffinés), et les autres industries à forte intensité énergétique (coke et raffinage, chimie, métaux de base, pâte et papier, autres produits minéraux non métalliques, pêche et agriculture, agroalimentaire).
Pris ensemble, ces secteurs représentent 8,4 % de la valeur ajoutée totale dans l’économie française. Les secteurs principalement exposés à la concurrence internationale sont ceux du troisième groupe, puisque le transport et une part importante des services énergétiques ne sont pas exposés au commerce international et donc pas délocalisables.
Ces secteurs à forte intensité d’énergie représentent environ 4,8 % du PIB. Une augmentation de 10% des prix de l’électricité et du gaz sur notre économie pourrait ainsi respectivement réduire la valeur des exportations en moyenne de 1,9% et de 1,1%4.
La transition énergétique, une opportunité sous conditions
La transition énergétique devrait favoriser le développement d’un certain nombre de nos entreprises.
L’estimation des conséquences d’une augmentation des prix sur la compétitivité de nos entreprises reste à quantifier et à modéliser à l’aide de modèles agréés. Un bilan net des effets positifs (innovation donnant lieu à la création d’un nouveau produit et à son exportation, augmentation des efforts de réduction de l’intensité énergétique, augmentation des brevets, etc.) et négatifs sur notre économie pourrait alors être approché.
Des entreprises performantes
La transition énergétique, si elle se traduit par une forte hausse des prix de l’électricité, pourrait représenter une menace pour la compétitivité des entreprises françaises
En termes qualitatifs néanmoins, l’économie française possède déjà des entreprises exportatrices reconnues – que ce soient des grands groupes, des ETI ou des PME-PMI – qui peuvent être mobilisées au service de la transition énergétique et qui peuvent également en profiter.
La transition énergétique constitue par ailleurs une opportunité de développement de nouveaux produits dans les filières vertes (par exemple énergies marines, énergie et matières biosourcées, géothermie chaleur) et dans les réseaux (stockage de l’électricité, smart grids).
L’innovation en première ligne
Couvrir un champ large
L’encouragement à la recherche-développement et aux opérations de démonstration doit certes concerner les entreprises directement liées au secteur de l’énergie, mais également les technologies transverses qui devraient jouer demain un rôle clef dans la transition énergétique.
L’innovation constitue l’un des termes clefs de la compétitivité : elle doit à ce titre être encouragée dans toute la mesure du possible. L’efficacité énergétique constitue un pan essentiel de la transition énergétique, qui doit être également fortement encouragé, en restant naturellement dans les limites de la rentabilité.
Dans le domaine de la production d’électricité, cela conduit à encourager le déploiement des énergies renouvelables compétitives, sur notre territoire ou à l’étranger, et à privilégier, pour celles dont le coût de revient de l’électricité serait trop éloigné des prix de marché, des opérations de démonstration et de recherche.
Des mesures ciblées
Limiter les impacts de la transition énergétique sur l’industrie nécessite de mettre en place des mesures particulières.
Un petit – mais non négligeable – nombre de secteurs compétitifs sur les marchés internationaux, représentant environ 5 % de l’économie, serait susceptible d’être confronté à des répercussions significatives sur leur compétitivité du fait de fortes hausses de coûts de l’énergie. La part de l’économie représentée par ces secteurs suggère que le stress appliqué à ces secteurs doit être mis en regard des avantages recherchés par la transition énergétique de façon plus large.
Le fait que les secteurs susceptibles d’être fortement touchés représentent une part relativement faible de l’économie semble plaider en faveur de mesures ciblées, sectorielles, pour aider et faciliter la transition dans ces secteurs5.
Trois conditions
Pour accroître la compétitivité sur le long terme, il faut maîtriser les coûts énergétiques mais surtout innover
Trois conditions semblent nécessaires pour limiter les conséquences de l’augmentation des prix de l’électricité sur la compétitivité de nos entreprises.
D’abord, veiller à ce que cette hausse soit aussi faible que possible ; la rendre ensuite progressive et prévisible : les experts montrent en effet que les acteurs économiques ont une grande flexibilité pour adapter leurs choix d’investissement et de consommation aux variations relatives de prix de différents biens et donc pour réduire la consommation énergétique, à condition de disposer de visibilité et de temps.
Enfin, exonérer de ces hausses les entreprises électro-intensives exposées à la concurrence étrangère, comme c’est le cas en Allemagne : si les coûts de l’électricité augmentent, le choix a été fait de préserver les industries électrointensives en faisant supporter le surcoût des énergies renouvelables par les ménages et les petites entreprises.
En France, pour le moment, un contrat de partenariat a été signé en 2010 entre EDF et un consortium des plus gros consommateurs industriels : il leur permet d’acheter environ 150 TWh d’électricité pour une durée de vingt-quatre ans dans les meilleures conditions possibles.
Entreprises gazo-intensives
Le gouvernement a créé la notion « d’entreprise gazo-intensive », définie comme une entreprise, soumise à la concurrence internationale et utilisant le gaz comme matière première. Ces entreprises devraient ainsi pouvoir bénéficier de mesures fiscales particulières ainsi que de conditions particulières d’accès aux réseaux.
De plus, la contribution au service public de l’électricité (CSPE) est plafonnée à 550 000 euros par site industriel et à 0,5 % de la valeur ajoutée de la société pour les entreprises industrielles consommant plus de 7 GWh.
L’estimation des conséquences sur la compétitivité de nos entreprises d’une augmentation des prix de l’électricité et de la CSPE qui exonérerait les électro-intensifs reste cependant à quantifier. Un bilan net des effets positifs (développement d’un procédé innovant de production d’électricité rentable à terme par le déploiement massif de la technologie, exportation correspondante de la technologie, augmentation des efforts de réduction de l’intensité énergétique, augmentation des brevets, etc.) et négatifs sur notre économie (perte à court terme de compétitivité se traduisant par une baisse de nos exportations) pourrait alors être établi.
Et l’Europe dans tout ça ?
Mettre l’ensemble des entreprises mondiales sur un pied d’égalité
Le Débat sur la transition énergétique et la compétitivité des entreprises ne s’arrête pas aux frontières de l’Hexagone. Le rôle de l’Union européenne dans la transition énergétique et dans la défense de la compétitivité de ses entreprises est en effet crucial dans au moins trois domaines.
Panneaux photovoltaïques
Le rôle que doit jouer l’Union européenne dans la défense des intérêts commerciaux de ses membres est bien illustré par le différend avec la Chine sur les prix à l’export des panneaux photovoltaïques d’origine chinoise. L’ouverture en février d’une enquête par la Commission a conduit à un dialogue avec la Chine et à l’annonce fin juillet de la mise en place d’un prix plancher évitant le dumping.
Premièrement, l’adoption par l’ensemble des pays d’objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre plus volontaristes qu’aujourd’hui. Cette adoption constitue une condition nécessaire pour pouvoir espérer préserver notre planète des menaces climatiques qui la guettent et pour pouvoir mettre l’ensemble des entreprises mondiales sur un pied d’égalité dans le cadre de politiques de réduction coordonnées entre les différents pays ; en l’absence de tels objectifs de réduction, les entreprises auront toujours la tentation de se délocaliser dans les pays les moins engagés dans cette lutte.
Deuxièmement, la défense des intérêts commerciaux des entreprises européennes.
Et enfin, le financement de l’innovation dans le domaine de l’énergie, et plus généralement de la transition énergétique, qui reste aujourd’hui l’un des parents pauvres de la construction européenne.
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1. Bilan énergétique de la France pour 2010, juin 2011, collection « Références », Commissariat général au développement durable.
2. Ce chiffre comprend de fait les efforts d’efficacité énergétique, les substitutions d’énergie du pétrole vers le gaz et l’électricité, mais aussi la baisse de l’activité industrielle et le passage pour certaines entreprises d’une activité industrielle à une activité dite tertiaire.
3. Patrick Artus, Antoine d’Autume, Philippe Chalmin et Jean-Marie Chevalier, Les Effets d’un prix du pétrole élevé et volatil, Conseil d’analyse économique, La Documentation française, septembre 2010, 255 pages.
4. Dominique Bureau, Lionel Fontagné et Philippe Martin, Énergie et compétitivité, Les Notes du Conseil d’analyse économique, n° 6, mai 2013.
5. O. Sartor et B. Leguet, Transition énergétique et sauvegarde de la compétitivité en France : soyons productifs ! CDC Climat Recherche, mai 2013.
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