Environnement : les enjeux du financement
2050 se situe à moins de quarante ans de nous, c’est-à-dire moins que la durée de vie d’un site industriel lourd ou celle d’un bâtiment, beaucoup moins qu’un cycle d’exploitation d’une forêt de feuillus ou que l’utilisation d’une infrastructure de transports.
Pour ne parler que du climat, les infrastructures et installations existantes, par leurs caractéristiques, ont préempté 80 % du budget mondial de CO2 compatible avec le maintien du climat sous 2 °C d’élévation (avec 80 % de chances de réussite)1.
L’enjeu est de ne pas consommer inconsidérément le reste, alors qu’une évolution tendancielle nous y conduirait dès 2017.
REPÈRES
Notre espèce a su, en quelques millénaires, et singulièrement pendant ce dernier siècle, conquérir, habiter et exploiter la quasi-totalité des milieux terrestres et marins. Nous fûmes 1 milliard en 1800, 2 milliards en 1930, 6 milliards d’habitants en 1999, nous serons entre 9 et 10 milliards en 2050, soit dans moins de quarante ans. Mais les ressources dont nous dépendons, sols, eau douce, gibier, pêche, métaux sont déjà fortement exploitées, voire surexploitées et parfois proches de l’épuisement. Les régulations naturelles – vivant, climat – qui ont façonné nos sociétés et nos territoires touchent, elles, des seuils critiques irréversibles2 du fait des pollutions et des destructions. L’immédiate nécessité d’agir a pris le nom de transition écologique, raccourci en quelque sorte pour la transition économique et sociale nécessaire pour que l’humanité reste, dans sa diversité, compatible avec son unique habitat écologique, la Terre.
Transition et renouvellement simultanés
Nous avons une chance : nombre d’équipements arrivent à échéance de renouvellement dans les pays industrialisés, les pays émergents et en développement ont encore à construire les leurs : réseaux d’eau et d’assainissement, centrales et réseaux énergétiques, sites industriels, logements et bureaux, etc.
Nombre d’équipements arrivent à échéance de renouvellement dans les pays industrialisés
En outre, des intérêts nouveaux liés aux enjeux précédents apparaissent : recyclage, économie circulaire, maintien des écosystèmes, économies d’eau et d’énergie, renouvellement des pratiques agricoles et forestières, biomimétisme3, etc.
À titre d’exemple, dans le domaine énergétique, les investissements annuels français, de 37 giga-euros en 2012, passeraient, selon les années et les trajectoires décrites pour le Débat national sur la transition énergétique, à une fourchette de 49 à 69 giga-euros bruts hors frais financiers. La réduction de la facture importée confère un intérêt économique direct à ces investissements par rapport à un comportement tendanciel. Le gain cumulé a été estimé entre 800 millions et 2,5 milliards d’euros en 2050.
Limites
Une société ou une économie ne peut raisonnablement se concevoir aujourd’hui que dans la mesure où son fonctionnement est rendu compatible avec les processus physicochimiques, même si l’être humain n’apprécie guère de reconnaître des limites autres que celles qu’il se choisit
Selon le scénario et le prix du pétrole, les surinvestissements par rapport à 2012, comprenant les renouvellements fatals et les réalisations spécifiques de la transition, se rembourseraient hors frais financiers par le gain de facture énergétique, annuellement autour de 2020 et en cumulé entre 2030 et 2040.
Autre exemple, pour les réseaux français d’eau et d’assainissement, il s’agirait selon les professionnels d’ajouter dans la prochaine décennie de l’ordre de 2 giga-euros aux 5 à 7 de ces dernières années.
Une double transition écologique et financière
L’explosion des subprimes ayant démontré avec éclat les dégâts du divorce entre la finance et le monde réel, la recherche d’un ancrage plus sain des raisonnements financiers rejoint le souci de reconstruire les économies sur des bases robustes à moyen et long termes. C’est en reliant ces deux enjeux que le gouvernement a décidé de mettre en chantier un Livre blanc sur le financement de la transition écologique4.
Du côté européen, le commissaire Barnier a proposé en mars 2012 un Livre vert sur le financement à long terme de l’économie européenne largement motivé par les urgences de la transition énergétique et écologique associées à celles de la situation économique.
Vu l’ampleur et la généralité de l’adaptation nécessaire, la question est davantage de réorienter les flux d’épargne et d’investissements privés que de s’en remettre aux seules interventions publiques. Or, nombre d’investissements à renouveler ont été réalisés dans des conditions très différentes des circonstances actuelles : soit des acteurs majoritairement publics et donc des exigences de rentabilité à court terme inexistantes, soit une période de croissance forte, soit encore une faible concurrence sur l’accès aux ressources, et en tout cas une quasi-inconscience des limites de l’écosphère.
Des objets à créer
Pour la transition, plusieurs types d’objets sont à créer, développer, convertir ou renouveler : de la recherche-développement, des PME innovantes, des procédés de production industriels et agricoles, des infrastructures permettant des économies directes (rénovation thermique, production et distribution d’énergie, d’eau, etc.), des infrastructures permettant de réduire directement ou indirectement des dommages, par exemple à la santé humaine (transports, etc.) ou à certaines ressources comme l’eau, les pollinisateurs ou le stockage de carbone (trame verte et bleue, etc.).
Ils ont comme point commun d’accroître la robustesse des territoires et des tissus économiques par rapport à l’utilisation des ressources naturelles et aux aléas climatiques.
Ils ont chacun leur horizon temporel et leurs spécificités, et concernent des échelles et des acteurs publics ou privés de tailles différentes. Des outils et des financeurs de profils diversifiés seront donc nécessaires pour réaliser la transition de la façon la plus harmonieuse et la moins coûteuse possible.
Les acteurs économiques dépendent de l’état des territoires
L’attractivité des territoires, des produits et procédés dépendra rapidement de leur capacité à fonctionner dans un cadre très contraint de ressources et de régulations naturelles à savoir entretenir5.
Pouvoir financer cette réorientation des investissements et des choix, notamment en matière d’investissements longs, est devenu indispensable aux économies6. Pour y contribuer, et en restant dans le contexte économique actuel, quatre principes ont été dégagés dans le Livre blanc, illustrés ci-dessous par quelques exemples.
L’incertitude exige la cohérence
Une transition signifie le passage vers une période dans laquelle les trajectoires passées deviennent obsolètes
Les schémas financiers reposent sur l’existence de trajectoires passées à partir desquelles établir des critères, et de trajectoires futures sur lesquelles programmer des espérances de retour. Or une transition signifie le passage vers une période dans laquelle les trajectoires passées deviennent obsolètes, si bien que même des objets classiques comme des centrales thermiques deviennent des investissements incertains.
La première demande envers les pouvoirs publics est donc de baliser une trajectoire, et d’accorder l’ensemble des signaux fiscaux, réglementaires et politiques, qui doivent y orienter les acteurs.
L’organisation des signaux-prix doit refléter la cohérence et l’équité de ces évolutions : carbone ou carbone équivalent, aspects quantitatifs et qualitatifs des usages de l’eau, polluants locaux, impacts écosystémiques des activités, etc., en accompagnant l’évolution pour les acteurs les plus exposés ou fragiles, par exemple en réorientant les soutiens publics actuellement défavorables à la transition.
Ces signaux peuvent être faibles au départ, le principal étant le sens de leur évolution.
Réorienter les flux financiers existants
Pour la plupart rentables à moyen ou long terme, les investissements d’efficacité énergétique dans le bâtiment n’intéressent pas spontanément les acteurs financiers.
Plusieurs compléments sont examinés ou pratiqués dans divers pays pour améliorer l’attractivité de ces opérations : les crédits carbone (handicapés par leur faible valeur actuelle), les certificats d’économie d’énergie, la valeur patrimoniale des bâtiments rénovés (green value), les droits à construire, les obligations des énergéticiens liées à la future directive européenne sur l’énergie, le prix de l’énergie, un refinancement bon marché (programmes ELENA et COSME de la BEI), des soutiens publics sous forme de bonifications ou de subventions directes (limités par l’état général des finances nationales), des fonds de garantie publics ou privés, un tiers financement privé soutenu par une ressource peu onéreuse, etc. La titrisation des dettes ou des investissements est parfois évoquée.
Réadapter les rendements financiers à l’économie réelle
Par ailleurs, la situation générale des finances publiques, l’hétérogénéité des patrimoines dans la population tout comme l’ampleur des travaux nécessaires pour la transition imposent que les dispositifs retenus pèsent le moins possible, au-delà des signaux-prix, sur les entreprises, les ménages et les pouvoirs publics.
Le temps presse, et pas seulement pour des raisons environnementales
À cet effet, il est nécessaire d’une part, que les finances publiques s’abstiennent d’aider les acteurs qui peuvent se passer de ce soutien pour réaliser les travaux, d’autre part, que soient privilégiés les dispositifs les moins dispendieux en termes de taux d’intérêt et de recours aux fonds publics, profitant des taux bas proposés par les banques centrales.
C’est pourquoi, tant pour les logements que pour les bureaux ou les bâtiments publics, la diversité des acteurs correspondant à ces divers créneaux de marché et modes de fonctionnement doit être bien identifiée et les solutions collectivement optimales recherchées.
En particulier, les rendements à attendre dorénavant devront être adaptés à une économie à croissance faible. Plus largement, les projets de la transition écologique, souvent territorialisés, pourraient bénéficier d’obligations territoriales7 d’utilisation identifiable, et d’une reconnaissance au titre des fonds sociaux institutionnels.
En outre, une incitation effective à l’emploi des fonds de l’épargne réglementée pour la transition écologique, par exemple en indexant la proportion de crédits décentralisés sur leur utilisation pour la transition pourrait améliorer fortement la situation actuelle ; leur traçabilité également.
Matérialiser les enjeux de la transition
Des objectifs concertés, si possible quantifiés, matérialisant les divers enjeux de la transition, sont utiles pour indiquer les orientations et les ordres de grandeur recherchés. Selon les cas, leur pertinence sera plutôt nationale ou plutôt territoriale. Ils peuvent être absolus (quotas d’émissions, taux de polluants dans l’air et l’eau, etc.) ou relatifs (efficacité carbone cible pour les véhicules, etc.). Il y aurait avantage à ce que les informations correspondantes circulent entre les acteurs jusqu’aux ménages, par exemple en s’inspirant des travaux réalisés pour l’expérimentation d’affichage environnemental sur les produits de grande consommation.
La clef des enjeux extrafinanciers
L’adaptation programmée des prix relatifs aux raretés écologiques et aux vulnérabilités économiques nouvelles ne peut être que progressive ; or le temps presse, et pas seulement pour des raisons environnementales. Tant que la seule information circulant tout au long d’un processus de financement ou d’investissement sera le rendement financier, il sera difficile de faire évoluer les réflexes des acteurs.
La diffusion plus systématique d’informations extrafinancières traçables permettrait de soutenir et d’accélérer cette évolution des réactions dans le sens de la transition écologique. Ainsi, une proposition de base commune aux différentes définitions de l’ISR (investissement socialement responsable, N.D.L.R.) a été demandée aux professionnels en 2012, avant de pouvoir être davantage intégrée dans les fonds d’épargne et d’assurances.
Les donneurs d’ordre publics pourraient aussi, dans leur procédure de sélection, devoir associer au prix quelques autres critères simples et adaptés à l’objet du marché, dont la pondération « raisonnable et justifiée » resterait au choix du commanditaire. Les institutions publiques de financement, nationales et européennes, pourraient généraliser la prise en compte de ces défis écologiques à l’ensemble de leur doctrine d’investissement.
De même, les dédommagements publics versés suite à des sinistres dits naturels (érosion, inondations, etc.) pourraient prendre en compte les aspects plus ou moins préventifs de la gestion des biens concernés. À l’image de la discussion en cours de clôture entre l’État et les assureurs britanniques, les primes des assurances pourraient aussi être modulées en fonction des mesures préventives privées et publiques appliquées.
Responsabilité sociétale des entreprises
Les enjeux de la transition écologique pourraient être portés plus largement grâce à une extension de l’article 224 de la loi Grenelle 2, concernant les sociétés de gestion, à l’ensemble des investisseurs institutionnels, et explicités par des mandats types de gestion élaborés avec les professionnels. Des résolutions indicatives dans le domaine de la RSE pourraient être votées en assemblée générale, et l’exercice des droits de vote des investisseurs institutionnels rendu plus transparent. En outre, pour que l’intérêt éventuel de financeurs pour tel ou tel territoire puisse s’exprimer, une spécification territoriale pourrait être intégrée aux descriptifs RSE généralisés par l’article 225 de la même loi.
Adapter notre cadre de pensée
L’adaptation des signaux et conventions de l’économie et de la finance à nos nouvelles réalités physiques et géopolitiques devra faire l’objet d’un dialogue institutionnalisé impliquant les acteurs financiers.
Inscrire le fonctionnement de l’économie dans le cadre fini des ressources naturelles
Par exemple, la vulnérabilité aux enjeux de la transition écologique pourrait être documentée via le référentiel de l’Autorité des marchés financiers, dans l’intérêt même des entreprises émettrices. Des méthodes de diagnostic de ces vulnérabilités, associant risques écologiques et risques financiers, devraient ainsi être développées avec les acteurs8.
Dans le droit fil des travaux sur la croissance verte de l’OCDE, les indicateurs d’empreinte carbone et énergie devraient s’étendre aux empreintes eau, matières, etc., à mesure que les travaux progresseront.
Au registre des enjeux cruciaux mal connus, l’état des services écosystémiques sur le territoire national, y compris ultramarin, doit être évalué à l’instar des réalisations britanniques et des recommandations scientifiques américaines9.
Enfin, inscrire le fonctionnement de l’économie dans le cadre fini des ressources naturelles, déterminantes pour les acteurs publics autant que privés, demandera sans doute d’adapter les conceptions de partage des risques. Il n’en reste pas moins que, dans cette transition aux multiples facettes, une intervention publique en termes d’amorçage et de constitution d’antécédents (track records) apparaît encore nécessaire.
Une part du manque d’attractivité actuel des chantiers de la transition, comme plus largement des chantiers d’infrastructures, vient de ce que le monde réel, a fortiori en PIB stagnant, ne peut certes pas promettre de rendements à la hauteur des produits financiers de ces dernières décennies.
C’est pourquoi une éventuelle facilitation publique, souhaitable pour amorcer ou assurer des investissements ciblés comme la rénovation des bâtiments publics, devrait éviter de conforter à son tour ces circuits purement financiers. En réalité, il s’agit simplement de réincarner la finance comme outil de la réalité, et non l’inverse.
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1. Environmental Outlook OECD 2012 : A Global Survival Strategy.
2. Ibid.
3. Dominique Dron, « Les contours d’une bioéconomie soutenable », Responsabilité et Environnement, Annales des Mines, mars 2013.
4. Livre blanc pour le financement de la transition écologique : confié en 2012 au directeur général du Trésor et à l’auteur, alors commissaire générale au développement durable.
5. Dominique Dron, « Énergie : l’Europe au régime », Libération (« Rebonds »), 25 juillet 2005.
6. Par exemple The Role of Institutional Investors in Financing Clean Energy, Lancaster 2012, ou Towards Green Investment Policy Framework : The Case of Low-carbon, Climate-resilient Infrastructure, 2012.
7. Analogues aux expériences de collectivités présentées au cours du séminaire du Trésor et du CGDD, Financer la transition écologique (Bercy, 11 juillet 2012).
8. Par exemple, des acteurs comme 2° Invest Initiative et Riskergy en France ou Carbon Tracker en Grande- Bretagne travaillent sur de telles approches pour le carbone et les énergies fossiles dans les investissements.
9. D. Dron et H. Juvin, Quoi de plus cher que les services gratuits, Cercle des Échos, 11 avril 2013 ; Conseil économique pour le développement durable, « Politiques de préservation de la biodiversité, dimensions économiques et sociales », Références économiques n° 24, 2013.