Relativité

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°689 Novembre 2013Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Vous avez peut-être consta­té que la per­cep­tion que vous avez d’une pièce musi­cale dépend non seule­ment de votre humeur, mais aus­si du contexte dans lequel vous l’écoutez aus­si, et sin­gu­liè­re­ment de l’œuvre – des œuvres – que vous venez d’entendre avant celle-là.

C’est que, au-delà de l’oreille, votre cer­veau a enre­gis­tré une cer­taine atmo­sphère, un cer­tain milieu har­mo­nique (au sens d’un milieu en phy­sique), une struc­ture cachée der­rière la mélo­die de l’œuvre pré­cé­dente dans laquelle, comme dans un réfé­ren­tiel, vous allez, que vous le vou­liez ou non, situer la pièce que vous allez entendre.

Essayez donc : écou­tez par exemple le mou­ve­ment lent du Qua­tuor de Ravel après Mes amours d’antan de Bras­sens, puis le même à nou­veau après la Sara­bande de la 5e Suite de Bach pour violoncelle.

Porat – Variations sur un thème de Scarlatti

Matan Porat a ain­si enre­gis­tré une séquence de 24 pièces pour pia­no de Bach à Bou­lez en pas­sant par Mozart, Debus­sy, Bar­tok, à par­tir de la Sonate en ré mineur K.32 de Scar­lat­ti1. Ces pièces sont tout à fait indé­pen­dantes de la Sonate de Scar­lat­ti, à laquelle elles ne font aucune réfé­rence expli­cite, mais l’auditeur, même pro­fane, pour­ra iden­ti­fier entre elles un ensemble de correspondances.

CD de Matan Porat : Variations sur un thème de ScarlattiPour bien faire, il fau­drait écou­ter cha­cune des pièces pré­cé­dée de la Sonate de Scar­lat­ti ; la conti­nui­té éclate alors comme une évi­dence, et pas seule­ment avec des pièces de même tem­po et de même tona­li­té comme Des pas sur la neige de Debus­sy ou la Gnos­sienne n° 2 de Satie, mais aus­si avec la Gigue en sol majeur de Mozart (au pas­sage, une mer­veilleuse décou­verte) ou Vers la flamme de Scriabine.

Et curieu­se­ment la Sonate de Scar­lat­ti – le réfé­ren­tiel – reste, elle, iden­tique à elle-même d’une écoute à l’autre. Matan Borat, jeune pia­niste-com­po­si­teur, avec une manière qui rap­pelle celle d’Horowitz et, plus près de nous, d’Ido Bar Shaï, est un inter­prète excep­tion­nel de pré­ci­sion et de toucher.

On se prend à rêver d’organisateurs de concerts qui conce­vraient leur pro­gramme en fonc­tion des cor­res­pon­dances entre les œuvres pré­sen­tées, cor­res­pon­dances non pas fon­dées sur des para­mètres simples comme l’époque des œuvres, leur com­po­si­teur, leur tona­li­té, leur ins­tru­men­ta­tion, mais ce « je-ne-sais-quoi » cher à Jan­ké­lé­vitch dont la per­cep­tion, consciente ou non, amène l’auditeur au nir­va­na de la musique.

Rava l’opera va

Après avoir épui­sé les stan­dards clas­siques du jazz, et s’être refu­sés à pré­sen­ter leurs propres com­po­si­tions – habi­tude de cer­tains jazz­men d’aujourd’hui qui témoigne d’une cer­taine outre­cui­dance, à moins qu’il ne s’agisse d’une esquive devant le risque de voir leur inter­pré­ta­tion d’un stan­dard com­pa­rée à celle d’un autre musi­cien – quelques jazz­men se tournent vers des thèmes de la musique classique.

CD d'Enrico RAVA : "Rava l'opera va"Ain­si, le trom­pet­tiste Enri­co Rava a entre­pris d’improviser sur des thèmes connus de Puc­ci­ni et d’autres (Per­go­lèse, etc.). Mais il le fait de manière extra­or­di­nai­re­ment raf­fi­née, entou­ré d’un ensemble com­po­sé de gui­tare, deux basses, bat­te­rie, accor­déon (Richard Gal­lia­no) et d’un qua­tuor à cordes, l’Insieme stru­men­tale di Roma, avec des arran­ge­ments com­plexes et sub­tils dignes d’Ellington et de Fau­ré2, disque pré­sen­té sous le titre Rava l’opera va.

Écou­tez donc, dans ce réfé­ren­tiel inat­ten­du, E luce­van le stelle de Tos­ca, qui ferait se pâmer un habi­tué de la Sca­la, ou les varia­tions sur le thème prin­ci­pal du Sta­bat Mater de Per­go­lese. Tout cela est lyrique, créa­tif, très jazz, et très fidèle à l’esprit des œuvres dont sont extraits les thèmes.

Oscar Strasnoy – Sum

Stras­noy est un com­po­si­teur argen­tin contem­po­rain qui cultive cet humour de la rela­ti­vi­té dont parle Kundera.

CD d'Oscar STRASNOY : Oeuvres pour orchestre dont SumUn disque récent pré­sente quelques-unes de ses com­po­si­tions pour orchestre dont Sum, une sorte de sym­pho­nie en quatre mou­ve­ments bâtie à par­tir de pas­tiches d’œuvres clas­siques : une sym­pho­nie de Bee­tho­ven, une autre de Mah­ler, une sonate de Schu­bert, etc., jouées par l’Orchestre phil­har­mo­nique de Radio France3.

Les pas­tiches ne consti­tuent pas l’essentiel, mais un point de départ pour une construc­tion à la fois savante, éla­bo­rée et humoristique.

Le der­nier mou­ve­ment, inti­tu­lé The End, est une mer­veille, des­truc­trice des der­niers mou­ve­ments des sym­pho­nies de Bee­tho­ven ; fins dont Mom­pou, autre spé­cia­liste de la rela­ti­vi­té en musique, disait sans élé­gance mais avec un cer­tain réa­lisme : « Bee­tho­ven, dans ses sym­pho­nies, me rap­pelle mes pro­blèmes quand j’urine : il n’arrive pas à finir. »

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1. 1 CD MIRARE.
2. 1 CD LABEL BLEU.
3. 1 CD AEON.

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