Relativité
Vous avez peut-être constaté que la perception que vous avez d’une pièce musicale dépend non seulement de votre humeur, mais aussi du contexte dans lequel vous l’écoutez aussi, et singulièrement de l’œuvre – des œuvres – que vous venez d’entendre avant celle-là.
C’est que, au-delà de l’oreille, votre cerveau a enregistré une certaine atmosphère, un certain milieu harmonique (au sens d’un milieu en physique), une structure cachée derrière la mélodie de l’œuvre précédente dans laquelle, comme dans un référentiel, vous allez, que vous le vouliez ou non, situer la pièce que vous allez entendre.
Essayez donc : écoutez par exemple le mouvement lent du Quatuor de Ravel après Mes amours d’antan de Brassens, puis le même à nouveau après la Sarabande de la 5e Suite de Bach pour violoncelle.
Porat – Variations sur un thème de Scarlatti
Matan Porat a ainsi enregistré une séquence de 24 pièces pour piano de Bach à Boulez en passant par Mozart, Debussy, Bartok, à partir de la Sonate en ré mineur K.32 de Scarlatti1. Ces pièces sont tout à fait indépendantes de la Sonate de Scarlatti, à laquelle elles ne font aucune référence explicite, mais l’auditeur, même profane, pourra identifier entre elles un ensemble de correspondances.
Pour bien faire, il faudrait écouter chacune des pièces précédée de la Sonate de Scarlatti ; la continuité éclate alors comme une évidence, et pas seulement avec des pièces de même tempo et de même tonalité comme Des pas sur la neige de Debussy ou la Gnossienne n° 2 de Satie, mais aussi avec la Gigue en sol majeur de Mozart (au passage, une merveilleuse découverte) ou Vers la flamme de Scriabine.
Et curieusement la Sonate de Scarlatti – le référentiel – reste, elle, identique à elle-même d’une écoute à l’autre. Matan Borat, jeune pianiste-compositeur, avec une manière qui rappelle celle d’Horowitz et, plus près de nous, d’Ido Bar Shaï, est un interprète exceptionnel de précision et de toucher.
On se prend à rêver d’organisateurs de concerts qui concevraient leur programme en fonction des correspondances entre les œuvres présentées, correspondances non pas fondées sur des paramètres simples comme l’époque des œuvres, leur compositeur, leur tonalité, leur instrumentation, mais ce « je-ne-sais-quoi » cher à Jankélévitch dont la perception, consciente ou non, amène l’auditeur au nirvana de la musique.
Rava l’opera va
Après avoir épuisé les standards classiques du jazz, et s’être refusés à présenter leurs propres compositions – habitude de certains jazzmen d’aujourd’hui qui témoigne d’une certaine outrecuidance, à moins qu’il ne s’agisse d’une esquive devant le risque de voir leur interprétation d’un standard comparée à celle d’un autre musicien – quelques jazzmen se tournent vers des thèmes de la musique classique.
Ainsi, le trompettiste Enrico Rava a entrepris d’improviser sur des thèmes connus de Puccini et d’autres (Pergolèse, etc.). Mais il le fait de manière extraordinairement raffinée, entouré d’un ensemble composé de guitare, deux basses, batterie, accordéon (Richard Galliano) et d’un quatuor à cordes, l’Insieme strumentale di Roma, avec des arrangements complexes et subtils dignes d’Ellington et de Fauré2, disque présenté sous le titre Rava l’opera va.
Écoutez donc, dans ce référentiel inattendu, E lucevan le stelle de Tosca, qui ferait se pâmer un habitué de la Scala, ou les variations sur le thème principal du Stabat Mater de Pergolese. Tout cela est lyrique, créatif, très jazz, et très fidèle à l’esprit des œuvres dont sont extraits les thèmes.
Oscar Strasnoy – Sum
Strasnoy est un compositeur argentin contemporain qui cultive cet humour de la relativité dont parle Kundera.
Un disque récent présente quelques-unes de ses compositions pour orchestre dont Sum, une sorte de symphonie en quatre mouvements bâtie à partir de pastiches d’œuvres classiques : une symphonie de Beethoven, une autre de Mahler, une sonate de Schubert, etc., jouées par l’Orchestre philharmonique de Radio France3.
Les pastiches ne constituent pas l’essentiel, mais un point de départ pour une construction à la fois savante, élaborée et humoristique.
Le dernier mouvement, intitulé The End, est une merveille, destructrice des derniers mouvements des symphonies de Beethoven ; fins dont Mompou, autre spécialiste de la relativité en musique, disait sans élégance mais avec un certain réalisme : « Beethoven, dans ses symphonies, me rappelle mes problèmes quand j’urine : il n’arrive pas à finir. »
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1. 1 CD MIRARE.
2. 1 CD LABEL BLEU.
3. 1 CD AEON.