La prévention spécialisée :
Les Compagnons de la nuit
À l’origine, avant les années 1970, la prévention spécialisée consistait à aller à la rencontre des jeunes, là où ils vivent, dans les cages d’escalier, dans les rues, etc. Elle a été officialisée en 1972. Désormais, elle couvre un champ plus vaste, celui de toutes les populations désocialisées, SDF et autres exclus.
Pour faire court, elle se donne pour objectif d’inciter quelqu’un « à se mettre debout et à marcher ».
La nuit, tous les chats sont gris
À Paris, dans le Quartier latin, c’est la mission que s’est donnée l’Association Les Compagnons de la nuit, créée par l’Abbé Pierre en 1952. Elle exerce ses talents la nuit, dans les rues et dans un lieu appelé La Moquette.
Ici ou là, aux exclus qui viennent à elle ou à ceux qu’elle rencontre, elle porte un regard qui s’adresse à la personne même, une présence, une attention, qui offre à cette personne un autre regard sur elle-même que celui, banal et dévalorisant, qu’on lui renvoie à longueur de jour et de nuit.
Les éducateurs spécialisés des Compagnons de la nuit sont des relais entre un individu dans une situation de mal-vivre et le même dans une situation de mieux-être, des relais entre l’échec et la mise en route, entre la déchéance et l’espoir, relais entre l’individu et la société, entre l’exclusion et l’intégration, entre la nuit et le jour.
La Moquette
La Moquette, rue Gay-Lussac à Paris, est un espace de convivialité, sans mandat impératif autre que l’accueil et la rencontre. Tout se passe dans une salle en sous-sol, lieu d’échange et de possibilité de lien social, un lieu « pour rien », pour des gens qui cherchent plus ou moins leurs marques et qui veulent partager un moment chaleureux.
On ne vous catalogue pas dans une situation, désignée en général par un manque. On ne vous colle pas une étiquette sur le front. On est là, une personne, avec son histoire, sa culture, ses désirs et un passé fait de toutes ces choses qui alourdissent le sac.
Il faut valoriser le développement de chacun
On ne vous demande pas « Quel est ton nom ? », début possible d’un interrogatoire (où vas-tu dormir ce soir et depuis combien de temps estu SDF, autant de questions, toujours, sur des échecs), mais au maximum : « Comment voudrais-tu que je t’appelle ? », question qui, d’ailleurs, peut rester sans réponse.
La Moquette est un lieu très accueillant : en 2012, au cours de quatre soirées par semaine, 6 507 personnes ont franchi sa porte, dont huit sur dix sont des « passagers », SDF, qui gravitent dans les circuits de l’aide sociale d’urgence et des « passants » (ADF, avec domicile fixe), plus ou moins en besoin d’assistance ou au moins de convivialité.
Les autres sont les « solidaires » bénévoles ou adhérents de l’Association. Un lieu très vivant, aussi, pour ceux qui en ont envie : initiation au bridge, fêtes anniversaires, conférences- débats, soirées littéraires, ateliers d’écriture, soirées audiovisuelles, rencontres avec des personnalités, revues de presse, et des soirées sans rien d’autre. On discute, on joue (Scrabble, échecs, dominos, cartes), on est là, tout simplement.
Des hommes, des femmes arrivent, serrent des mains. Ce n’est pas un bar. Pas de nourriture, mais du café ou du thé (servis dans des tasses en porcelaine, pas dans des gobelets en plastique, et l’on entend le bruit des cuillers dans les tasses), pas de vente de cigarettes, pas de distribution de médicaments, pas un lieu pour dormir, pas de dons car « la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit et il importe de ne pas déséquilibrer une relation très fragile ». Mais le dialogue peut être assorti de conseils et d’adresses (que le plus souvent les habitués connaissent déjà très bien).
La Moquette hors les murs : la rue
En binômes, dans les rues et autres espaces publics, tous lieux des situations limites, les bénévoles et les membres de l’Association vont à la rencontre de ceux qui vivent dehors la nuit, pour les écouter et parler avec eux. Le choix d’un travail de rue sans prestation adressé à des personnes en situation d’extrême précarité peut paraître paradoxal.
Le travail des Compagnons de la nuit ne s’oppose pas à celui des associations qui apportent leurs prestations, mais il le complète et il constitue souvent un préalable à une possible démarche d’insertion.
« Il faut valoriser le développement de chacun, car chacun est unique. » C’est ce que fait Pedro Meca dans les rues, la nuit, quand il rencontre des « nuitards » (comme il appelle les SDF). Pedro aime les images : « Au fond, mon travail d’éducateur spécialisé cela consiste en quoi ? À essayer de faire en sorte que des fleurs d’avenir puissent se mettre à pousser. »
Un intervenant : Pedro Meca
Né en 1935, à Pampelune, au Pays basque espagnol, orphelin de père et abandonné par sa mère et ses grands-parents, il est recueilli par un couple de vieux. Pedro est pauvre parmi les pauvres. À sa première communion, il ne porte que des habits et des chaussures qui lui ont été prêtés. Il va à l’école et fait les quatre cents coups avec ses copains.
« Depuis de longs mois, cet homme, qui arrive, là-bas, tu le vois ; il vient très souvent ; il ne parle à personne ; je n’ai jamais entendu le son de sa voix ; on échange, de loin, un signe de la main ; un jour peut-être. »
Ses souvenirs font de lui ce qu’il est maintenant, dit-il, un homme qui veut « venger son enfance ».
À 17 ans, il retrouve sa mère, qui vit à Bordeaux et survit grâce à la contrebande. Il devient lui-même contrebandier. Il vit sa vie. Mais, à la suite d’une rencontre fortuite (« avez-vous du feu ? ») avec un dominicain (précisément le 8 mai 1956), qu’il revoit plusieurs fois, il décide d’entrer au couvent des Dominicains.
Ordonné prêtre en 1962, il célèbre sa première messe dans son village natal. Pedro Meca refuse de réciter la prière pour Franco et il distribue des images souvenirs en basque, langue alors interdite.
À Madrid, où il étudie le marxisme, commence pour Pedro le temps d’un engagement intense sur deux fronts qu’il considère comme étroitement conjoints : la défense de la classe ouvrière et le service de l’Église des pauvres, avec le même souci, se mettre au service du monde de la pauvreté.
Seul curé de paroisse sans soutane, on l’appelait « Blouson noir ». Son évêque, député aux Cortes, nommé par Franco, commence par le laisser faire, puis choisit de l’ignorer.
Il anime des réunions militantes. Il vit dans un bidonville, avec un dénommé Kiko qui est à l’origine des mouvements charismatiques en Espagne. « Il parlait de Dieu ; moi je parlais d’injustice. Au fond nous avions la même préoccupation. » Il devient un partenaire des migrants de tous bords, des réfugiés, des prostituées, mais aussi des mouvements de décolonisations.
La nuit n’est pas l’envers du décor, mais le décor lui-même
Mais, ajoute-t-il, « la politique, ce n’est pas tout ». Il devient éducateur spécialisé dans l’Association des Compagnons de la nuit, dont il est un des fondateurs avec l’Abbé Pierre.
Pedro Meca aime la nuit, lieu de son « travail ». Il en parle comme un amoureux. Pour lui, la nuit ce n’est pas l’envers du décor, mais le décor lui-même. Le lieu où tout se joue.
La prévention spécialisée s’arrête lorsque finit la nuit. Au lever du jour, d’autres doivent pouvoir prendre le relais. La prévention spécialisée, un métier difficile. Les réussites se comptent sur les doigts d’une main.
Et du reste, en l’occurrence, qu’est-ce qu’une réussite ? « Beaucoup n’ont pas de projets. Ne rien faire leur prend beaucoup de temps et d’énergie. »
« Ce dont les nuitards ont besoin, ajoute Pedro, c’est que quelqu’un voie en eux la perle. Pas les manques. Tu m’entends, la perle ! »