Présentation
Dans l’esprit des « progressistes », le mot de tradition a subi, me semble-t-il, un glissement et même un détournement de sens. Il évoque en effet pour eux le produit plus ou moins desséché et en tout cas inutilisable, d’un passé mort, alors que la simple étymologie inclut d’abord en lui une idée de transmission et oblige, par conséquent, à y voir l’actualisation permanente d’un passé toujours vivant.
Faut-il trouver, dans cette déviation, l’origine des excès polémiques où l’on fait dès lors s’opposer, de façon fort linéaire, tradition et nouveauté, intégrisme et modernisme, ou encore, d’une façon plus générale, sociétés « closes » et sociétés « ouvertes », comme si cette dernière distinction, dans un monde de plus en plus interdépendant, pouvait être autre chose qu’une assez simpliste abstraction ?
L’École polytechnique est-elle, dans cet esprit, une société close ? On le lui a souvent reproché. Et l’X elle-même n’a jamais caché, depuis près de deux siècles, son attachement à ses traditions. Elle possède son statut, son code, ses coutumes, ses rites, ses fêtes et même son langage qui est en quelque façon, et comme tout « argot », initiatique. La formation qu’on y reçoit, le rôle qui lui est dévolu ont créé et maintenu un « esprit polytechnicien » que certains peuvent péjorativement dénoncer comme un esprit de corps par opposition à l’esprit tout court, ce à quoi il est aisé de répondre que ce renfermement sur soi n’a jamais empêché l’École, depuis deux siècles, de rester en prise sur le monde extérieur et d’y agir avec une efficacité reconnue.
Aucune institution n’a même été à la fois plus stable et plus dynamique. Dès sa naissance, sa vocation l’obligeait d’ailleurs à cette synthèse, puisqu’elle était appelée à fournir à la fois des chefs militaires, des administrateurs et des savants, catégories d’esprits qu’on peut assurément tenir pour dissemblables, ce que l’argot de l’École n’a pas manqué de souligner en distinguant les milifanas et les bottiers, alors même que la complexité croissante des problèmes, dans tous les domaines, et le développement accéléré des sciences et des techniques tendaient à créer, au-delà de toute spécialisation, le besoin d’une unité supérieure.
Et l’on peut alors se demander si le prestige de l’École qui tient en premier lieu à cette aptitude de haut niveau qui fut jusqu’ici toujours la sienne de faire de sa polyvalence le meilleur garant de cette unité, ne procède pas, plus intimement, d’une autre capacité, qui commande d’ailleurs la première, d’avoir su très simplement, très ouvertement, porter le plus loin possible en elle-même et y résoudre la contradiction entre la tradition et la modernité.
Il faut s’interroger sur ce prestige. Il n’est pas le produit artificiel d’un « élitisme » sans racines. Et ce n’est pas le fait du hasard si à certaines époques de crise il s’est même transformé en popularité, tant l’École et ses élèves, quand il le fallait, firent preuve à l’égard des puissants du jour d’un esprit d’indépendance et d’irrespect poussé fort loin. Cet engagement libertaire fait, lui aussi, partie de la tradition de l’X. Il lui donne sa vitalité particulière et sa mobilité entre le respect du passé et la juste évaluation de l’avenir.
Certes, les écoles militaires – et l’École polytechnique en fait toujours partie sont, par nature, plus attachées que d’autres à la conservation de certaines valeurs qui impliquent l’obéissance et le sacrifice individuels et à travers lesquelles la tradition, en tant que mouvement d’ensemble, se déploie.
Si pittoresques soient-elles, les « traditions » au pluriel ne tirent alors leur vertu que de cet esprit collectif, et l’on ne saurait les en détacher, par simple commémoration folklorique, sans en trahir le sens. Au sujet du sérieux de la « tradition en soi » et de la profondeur de son enracinement, ce n’est donc pas non plus rencontre fortuite si les paroles ultimes me paraissent avoir été rapportées par un soldat, Ernst von Salomon, lorsqu’il raconte qu’arrivant à dix ans au Kadettenkorps, l’école des cadets royaux de Prusse, alors à Karlsruhe, il reçut de son lieutenant-instructeur sa première leçon : « Messieurs, vous êtes ici pour apprendre à mourir ».
Dès lors, toute une série de questions viennent à l’esprit, et il faut les poser aussi objectivement que possible, sans y inclure d’avance, de façon implicite, le moindre jugement de valeur : l’École polytechnique est-elle toujours une école militaire ou, plus exactement, s’ouvre-t-elle toujours, et dans quelle mesure, à l’esprit milifana ? Peut-on transposer cet esprit dans d’autres champs ? Et que devient alors ce mouvement de la tradition qui, par intégrations successives, doit assurer la pérennité de cette tradition même ?
Trouvant soudain l’École trop à l’étroit dans son cadre historique, les princes qui nous gouvernent ont voulu, dit-on, lui donner plus de place et, passant d’un coup à l’autre extrême, l’ont paradoxalement transplantée dans un désert ouvert à tous les vents. Rien ne peut laisser penser que ces novateurs, qui ont la tête peu métaphysicienne, aient été spécialement sensibles, en l’occurrence, à ce que la philosophie moderne appelle, dans son jargon, la dialectique du local et du global.
Le voulant ou non, ils ont en tout cas placé l’École, par cette violence abrupte, dans une situation-limite digne d’elle, puisqu’elle y est confrontée à une expérience unique en son genre, celle d’un « ressourcement » qui n’eut, je crois, jamais d’exemple et qui, pour être réussi, doit mobiliser une fois encore, mais à un niveau jamais atteint, ces forces de conservation et d’invention qui firent toujours ensemble, par leur contraste, l’originalité de l’École.
D’où l’opportunité et l’importance du présent numéro de « La Jaune et la Rouge » consacré aux « traditions » de l’X, expressions diverses de la tradition tout court. On ne saurait mieux définir la tradition qu’en y voyant ce qui, ayant subi l’épreuve du temps et survécu à l’évolution des « idées », ne cesse de parler au cœur et à l’esprit et de leur fournir leurs meilleures armes pour discerner ce qui, dans l’avenir, deviendra durable comme elle.
J’espère donc que ce numéro de « La Jaune et la Rouge », destiné à donner aux nouveaux polytechniciens l’intelligence des traditions de l’École, les conduira tout naturellement à leur maintien. Et pour en terminer avec cette rapide présentation, je me bornerai dès lors à un rappel qui, dans cet espoir, me paraît déjà fort enseignant.
Lorsque Yahweh, dans la Bible, veut accabler ses ennemis, sa malédiction prend souvent la forme suivante : « Je te ferai repasser par le chemin par lequel tu es venu ». Il condamne ainsi la répétition « pure » parce qu’elle est aveugle et régressive, retour à la non-conscience de l’animal.
Aussi bien les Évangiles prennent-ils soin de préciser que les rois-mages, en quittant Bethléem « rentrèrent chez eux par un autre chemin ». Personne ne demande à nos jeunes camarades d’accepter sans inventaire une succession ou un dépôt. Cet inventaire, le voici. Je souhaite seulement que les nouveaux polytechniciens, se frayant de nouvelles voies, sachent aussi, comme il convient, rentrer chez eux.