Le binôme tradition/évolution
Pendant nos années de taupe, l’X avait été notre princesse lointaine. Nous pénétrions enfin dans son palais. Notre émotion n’était pas seulement celle de l’amoureux dont la main va constater la réalité des trésors qui peuplaient ses rêves. Il se passait en nous quelque métamorphose, l’homme devait se dégager de la chrysalide scolaire, le postulant devait être initié.
Comme dans une liturgie symbolique, nous nous dépouillions de nos vêtements, nous nous retrouvions tous pareils dans l’humilité significative de l’uniforme noir, avec le contact rugueux, mortifiant, du linge d’ordonnance sur notre peau, jusqu’au plus intime de notre réalité physique (« Laurent, serrez ma haire avec ma discipline … »)
Projetés « ailleurs », hors d’une adolescence où nous guidaient depuis l’enfance des mains douces ou rudes, nous étions troublés de franchir un seuil sans le secours des appuis familiers dont la privation seule nous révélait l’importance : parents, maîtres, amis de notre âge scolaire. Au moment de vivre une expérience nouvelle, nous avions beaucoup de curiosité, pas mal d’excitation et un peu d’appréhension : on sait qu’on ne sait pas.
Les anciens allaient paraître, eux qui savaient. Attendions- nous d’eux un modèle, ou simplement de voir en quoi pouvaient être différents des garçons qui, un an plus tôt, nous ressemblaient comme des frères ? Ou n’étions-nous que méfiance et recul ? Je ne sais plus…
Les anciens arrivèrent et ce fut le choc de la tradition. La tradition, selon le dictionnaire, est la transmission orale de coutumes et d’usages consacrés par le temps. Les anciens firent de leur mieux pour assurer cette transmission de façon directe et virile. Quelques jours suffirent pour obtenir les bons effets d’une méthode perfectionnée au long des âges.
Et lorsque le « monôme de réconciliation » marqua la fin de nos épreuves, nous nous sentions prêts à transmettre l’année suivante à nos conscrits le même message.
Quel message ? Je doute que, anciens ou conscrits, nous nous soyons posé la question. Tout était si bien ancré dans les mœurs, si traditionnel précisément ! On faisait confiance à la tradition. On l’adoptait de grand cœur et sans examen. ‚.
Avec le recul, l’envie nous prend d’en mieux comprendre le sens profond. Et puisque des dispositions nouvelles ont récemment troublé, sinon rompu, l’enchaînement de la transmission, il est peut être urgent de s’interroger sur la valeur de la tradition polytechnicienne – qui n’est, bien entendu, qu’un cas particulier de tradition, un cas à peine particulier…
Photo de salle en 1900.
La tradition ? Kekséksa ? qui se pose la question ? Il s’agit d’un concept aussi vague qu’il est commun. Le terme recouvre les acceptions les plus diverses. Voilà un de ces mots-clés qui, depuis Babel, facilitent l’incompréhension entre les hommes (hommes s’entend ici au sens général, qui inclut les femmes … mais peut-être l’incompréhension est-elle surtout de règle entre les hommes, qui souffrent davantage du travers de l’abstraction).
La tradition ? un guide précieux, un catéchisme du savoir-être ? ou un code périmé à reléguer au musée ? du folklore, touchant ou ridicule ? des farces d’étudiants ? Un défoulement pour des pulsions sado-masochistes ? La nostalgie d’une société de castes ? ou une résurgence des antiques saturnales ?
Que le même phénomène suscite tant d’interprétations n’est surprenant qu’à première vue. Sous des vocables divers, on reconnaît la guerre des anciens et des modernes, l’irréductible opposition de deux camps qui n’ont en commun qu’une erreur : croire que tradition et évolution sont des termes antinomiques.
Bien au contraire, tradition et évolution forment un binôme au sens polytechnicien du mot. Ce sont des compagnons inséparables comme le yin et le yang.
Une salle en 1891.
Le mouvement ne se mesure que par rapport à des repères. L’évolution ne peut donc se définir ‚sans la référence que transmet la tradition : celle d’un ensemble de coutumes et d’usages qui sont, au plan du comportement, l’expression de croyances, d’attitudes d’esprit et de jugements de valeur.
La tradition n’est pas qu’un repère, elle est aussi un appui. Une tradition qui rejette l’évolution ne relève que de la paléontologie. La véritable tradition est vivante comme une graine. Un message est inscrit dans la graine, c’est l’expérience irremplaçable des générations. La graine n’a de sens que si elle germe, et si la plante qui en sort produit à son tour d’autres graines.
Ainsi la tradition doit être acceptée et en même temps réinventée par ceux qui la reçoivent et la transmettront à leur tour, dépouillée de ce qui était contingent, accordée au monde extérieur, et néanmoins fidèle au sens profond.
Car il faut distinguer le contenu et l’enveloppe ; le sens ésotérique et l’apparence formelle.
L’enveloppe, la forme, l’apparence, ce fut pour nous, comme pour tant de promotions avant nous, l’initiation à l’argot de l’X, le bahutage, la lecture solennelle du code X. On reconnaît les traits d’un archétype, celui des rites d’admission dans une société fermée. En font partie le langage convenu, les épreuves et, pour finir, l’admission à la connaissance de la loi.
Le langage convenu a ses finalités : marquer l’entrée dans une vie nouvelle, effacer les différences antérieures, affirmer d’emblée, comme un postulat, une solidarité à laquelle la vie en commun va donner une réalité. Le langage parachève au plan de la communication l’action de l’uniforme et de l’internat. En même temps que les vêtements civils sont abandonnées les distinctions de classe.
Avec le langage convenu s’atténuent des différences plus subtiles : tous les initiés pénètrent à égalité dans un autre monde. Il s’agit pour chacun d’eux de prendre place en tant qu’homme dans la société. L’alignement au départ, puis la vie en commun, voilà qui constitue la méthode la plus expéditive et la recette la plus sûre pour que l’entrée soit réussie et la place bien tenue.
Faut-il en parler au passé ? Un système cohérent, qui avait fait ses preuves,. disparaît avec l’uniforme délaissé, avec les chambres individuelles, avec la télévision qui abolit la vie de communauté (comme elle abolit la vie de famille). On ne peut en prévoir les conséquences, ni pour la formation de la personnalité de chacun, ni pour l’établissement des relations sociales.
Le bahutage a toujours été contesté – sauf par ceux qui l’ont subi (de rares exceptions confirmant la règle). De notre temps il était court et bénin, à peu près dépouillé de pulsions primaires héritées d’antiques instincts d’oppression. Il visait surtout à mortifier les amours-propres, à guérir des vanités nées du succès à l’examen, à enseigner l’humilité, qui est bien la plus charitable et parfois la plus payante des vertus.
Pensez à l’ordination des évêques, allongés faces contre terre sur les dalles … La leçon était en général masquée par un folklore burlesque, une parodie de terreur qu’on ne pouvait prendre au sérieux : c’est là une forme de pudeur virile qui fait que certains messages ne peuvent être délivrés et reçus que sous le couvert de la farce ou de la brutalité.
Pudeur aussi que de laisser dans le Code X des sentences anachroniques ou dérisoires, qui désarment, quand on parle d’honneur, de dignité, de patrie, l’ironie d’esprits qui se croient forts.
Les rites accomplis, vient le monôme de réconciliation. Les conscrits sont proclamés égaux à leurs anciens. En fait, chacun d’eux devra encore parcourir un long chemin intérieur pour devenir l’homme qu’il est en potentiel, pour se dégager tout à fait de sa chrysalide, pour assumer sa place dans la société, ses devoirs vis-à-vis de ses semblables.
Ce chemin, il devra le suivre seul (encore que la vie en commun à l’École puisse l’aider beaucoup). Mais une impulsion initiale a été donnée, un cap a été indiqué, des travers ont été dénoncés, qui auraient été des handicaps. Le tout sous la forme la plus tolérable parce qu’elle fait appel aux références classiques des initiations.
Voilà le rôle social de la tradition. Et ce n’est pas seulement vrai pour les X.
Au moment de la grande métamorphose dont naît l’homme, les traditions seules peuvent relayer les actions dévolues jusque-là aux parents puis aux maîtres. Dans la mesure même où ces actions, dans le monde où nous vivons, se sont en général affaiblies le rôle social des traditions prend encore plus d’importance. Il faudrait souhaiter que l’on en prenne conscience quand il s’agit de la tradition polytechnicienne.
Et même, quand il s’agit de l’organisation de l’École.
L’École à Palaiseau