Un Janus multifrons
Un vocabulaire ambigu
La façon dont on s’exprime au sujet de la science et de ses acteurs directs témoigne d’une certaine confusion quant à sa nature et à la multiplicité de ses fonctions. Ainsi, l’emploi généralisé de l’adjectif « scientifique » dispense de préciser de quoi l’on parle réellement.
REPÈRES
S’il est un mot polysémique, c’est bien celui de science. Depuis qu’il a émergé en tant que tel dans l’histoire des hommes, il n’a cessé de recouvrir des réalités et des représentations bien différentes. Que peut-on en dire aujourd’hui, à un moment où nous savons pertinemment que notre avenir dépend essentiellement des avancées de la connaissance mais où il ne nous échappe pas non plus que d’autres forces exercent un pouvoir infiniment plus intense sur la gouvernance de l’humanité ?
Ne l’utilise- t‑on pas comme substantif – « un scientifique » – pour éviter d’employer le terme désormais désuet de « savant » ? Ne le met-on pas à toutes les sauces pour vanter par exemple les mérites « scientifiquement prouvés » d’une pâte dentifrice ou d’une crème antirides ? Ne va-t-on pas jusqu’à effacer les fonctions spécifiques des sciences et des techniques en les confondant, parfois systématiquement, sous le vocable agglutinant de « technosciences » ?
Du singulier au pluriel
Longtemps brimée dans son développement par l’absence de techniques adaptées à la spécificité de ses besoins, la science a fait un bond en avant dès lors que la lunette astronomique a mis à sa portée l’infiniment grand et le microscope l’infiniment petit. Explosant, elle est passée du singulier au pluriel.
Dans le même esprit, et quelle que soit la légitimité d’évoquer les dimensions culturelles de la science, de la technique et de l’industrie, est-il légitime de les désigner par le sigle globalisant de CSTI, « la » culture scientifique, technique et industrielle, comme s’il s’agissait d’un bloc insécable ?
Sans doute serait-il utile de ne pas perdre de vue les deux caractéristiques fondamentales de l’espèce humaine, telles que l’exprime sa double dénomination : homo sapiens, homo faber. Comprendre et agir. Comprendre « d’où nous venons, qui nous sommes et où nous allons » mais aussi être habités par la passion de transformer le monde, soit par altruisme (réel ou affecté), soit par intérêt (avoué ou implicite).
La science outil de connaissance
Nos lointains ancêtres n’ont cessé de lever leurs yeux vers la voûte céleste pour essayer de percer le mystère de leur existence. La première des sciences, l’astronomie, a très progressivement émergé de ces interrogations et l’on reste confondu de l’extraordinaire moisson de connaissances qu’elle a récoltée malgré la modicité des moyens d’investigation dont elle disposait à l’origine.
Les deux caractéristiques fondamentales de l’espèce humaine : homo sapiens, homo faber
Les sciences constituent aujourd’hui l’infrastructure essentielle de l’appareillage de décryptage rationnel de ce que sont la matière, l’espace, le temps, la vie, la société, de ce que nous sommes nous-mêmes, espèce issue d’autres espèces par le stupéfiant processus qu’est l’Évolution et ayant acquis au fil de quelques millions d’années – une seconde à peine au regard de la durée de vie de notre univers – une étonnante capacité d’analyse de tout ce qui s’est passé depuis la formidable « inflation » qui s’est produite 10–43 seconde après ce qu’on appelle (peut-être à tort, mais l’image est séduisante) le Big Bang.
La science génératrice d’actions
À l’évidence, la science n’est pas la seule base de production d’artefacts.
L’intelligence humaine n’a pas attendu la pensée scientifique
L’industrie et la technique sont bien antérieures à son émergence. Tailler puis polir la pierre n’avait évidemment rien de « scientifique » et c’est pourtant ainsi que sont nés les premiers outils, avant que n’apparaissent les métaux et les développements vertigineux qu’ils ont permis. L’utilisation d’une extrême diversité de matériaux, l’évolution pendant des millénaires des sources d’énergie sont elles aussi des produits de l’intelligence humaine qui n’ont pas attendu la formalisation d’une pensée scientifique pour enrichir le patrimoine de l’humanité.
Cela étant, il serait tout aussi contestable de récuser que la science qui, nous l’avons rappelé, doit beaucoup à la technique (non seulement dans son émergence première mais aussi dans ses progrès au quotidien), soit source particulièrement efficace d’actions.
Et il n’est sans doute pas indispensable d’illustrer cette affirmation par des exemples, tant ils abondent et tant ils sont connus par les lecteurs de La Jaune et la Rouge. Mais de ce constat de bon sens résulte une série de conséquences qui méritent, elles, d’être commentées.
Deux logiques différentes
On ne peut que prendre acte de la forte dominance mondiale des questions économiques et de défense, au demeurant fortement liées l’une à l’autre. Et l’on ne peut pas plus ignorer que la quête du profit demeure l’objectif privilégié d’une bonne partie de ceux qui se partagent le pouvoir sur leurs semblables. La tentation est dès lors grande d’essayer d’instrumentaliser la science dans ces perspectives. Une tentation qui se traduit concrètement par la multiplication actuelle des procédures de « programmation » de l’évolution des connaissances. Or, autant il est légitime de programmer la recherche scientifique lorsqu’elle implique des investissements lourds (tels le LHC1, les observatoires astronomiques terrestres ou spatiaux, ou encore les premiers décryptages du génome), autant cette attitude risque d’enfermer dans ce qui est déjà connu lorsque les contraintes matérielles n’imposent pas une telle concentration des moyens.
Dissocier la recherche et l’expertise
La recherche est une activité de haute spécificité qui suppose une très réelle spécialisation ; elle est le plus souvent ésotérique ; ses résultats sont en règle générale acquis à long terme et rien ne garantit qu’ils soient conformes aux hypothèses dont on est parti.
© EDS – PLANETARIUM
Lorsqu’un décideur est en situation de faire ce qui est de sa responsabilité propre, c’est-à-dire de prendre une décision à vocation stratégique, la logique qui s’impose à lui est parfaitement contraire à celle que je viens d’évoquer. Il doit faire face à une multitude de conséquences potentielles de la décision qu’il va prendre et il se situe donc nécessairement dans un espace multidisciplinaire ; il a besoin d’informations explicites et susceptibles d’être comprises par les destinataires desdites décisions ; et il ne saurait évidemment attendre pendant plusieurs années un résultat, au demeurant aléatoire.
Comment résoudre cette aporie ? Certainement pas en faisant appel à un seul expert, fût-il de renom, mais bien en réunissant un collège de chercheurs ou d’ingénieurs de haut niveau, chacun d’entre eux disposant, dans son secteur de compétence, d’une connaissance approfondie des savoirs mondiaux existants et susceptibles d’être mobilisés au service de la décision à prendre.
C’est de leur confrontation, codifiée, que naîtra une information directement utilisable par le décideur. L’Inserm, pour sa part, a effectué ainsi quelque deux cents expertises collégiales de ce type depuis une petite vingtaine d’années : la procédure est donc au point et il serait grand temps de la généraliser.
Précautions et progrès
On parle beaucoup, depuis quelques années, du principe de précaution, constitutionnalisé en 2005. Formellement, il le fut à propos des seuls problèmes d’environnement, mais il n’en reste pas moins qu’il est aujourd’hui perçu par nos compatriotes comme ayant une portée beaucoup plus générale. Il n’y a certes pas de raison de s’opposer à ce que l’on prenne des précautions lorsqu’on innove.
Prendre des risques, donc des précautions, n’a de légitimité que si l’on a des perspectives de progrès
Mais, de la même façon que le « premier » principe de la thermodynamique – celui de la conservation de l’énergie – a été découvert après le « second » – celui de sa dégradation entropique – sans doute serait-il temps de considérer le principe de précaution comme second principe de la « dynamique sociale » et d’affirmer avec la même solennité le premier : le principe de progrès.
Car prendre des risques, donc nécessairement des précautions, n’a bien sûr de légitimité que si l’on a des perspectives de progrès.
Pour une éthique du partage de la connaissance
© EDS – Labo Merlin
Comme le mot science, le mot progrès est fortement polysémique. Dans la logique d’un regard sur la science en tant qu’initiatrice d’actions, je viens de l’utiliser dans sa forte relation avec le concept de précaution. Mais si l’on revient à une perception de la science en tant qu’outil privilégié d’accès à la connaissance pour la connaissance, cette dualité perd une grande partie de son sens. Ses seules limites légitimes sont alors d’ordre déontologique : elle doit pleinement respecter les « objets » qu’elle étudie, quelle que soit leur nature, pendant la recherche et au moment de la diffusion de ses résultats.
À cela près, une connaissance acquise n’est en soi ni bonne ni mauvaise : ce n’est que ce qu’on en fait ou qu’on est susceptible d’en faire qui peut être objet d’un tel jugement. Et, si tel est bien le cas, les connaissances scientifiques prennent dès lors, en tant que telles, la qualification de « biens publics de l’humanité ». Ne pourraient-elles ainsi constituer l’un des fondements de cette utopie mondialisée de partage dont nous aurions bien besoin aujourd’hui, compte tenu de l’état inquiétant de la planète ? Ce serait là une façon exaltante de donner corps à cette « éthique de la connaissance » qui était si chère à Jacques Monod2.
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1. Le Large hadron collider du CERN à Genève.
2. Le Hasard et la Nécessité, Éd. du Seuil, Paris,
Dernier ouvrage de l’auteur : Court Traité de l’âme,
Éd. Fayard, Paris, 2008.