La place de la musique dans votre vie
En écoutant nos camarades Claude Abadie (38), François Mayer (45), Francis Behr (59), François de Larrard (78), Philippe Souplet (85), Frédéric Morlot (01) et quelques autres, le 15 novembre dernier au Petit Journal Montparnasse dans le cadre de la soirée Jazz X, on prenait conscience que la musique n’était pas pour eux un hobby, une occupation, mais une partie intégrante, essentielle, de leur existence, sans laquelle leur vie non seulement n’aurait pas de sens mais ne pourrait se concevoir.
Si vous avez la chance d’être, comme eux, ce que l’on pourrait appeler des hommes et des femmes-musique – point n’est besoin pour cela d’être musicien – vous considérerez comme une « divine surprise » le premier des enregistrements que voici.
Chambristes inspirés
Le 7 novembre 2013, à la salle Pleyel, Menahem Pressler et le Quatuor Ébène jouaient, pour le 90e anniversaire du pianiste, deux quintettes pour piano et cordes : celui de Dvorak et le Quintette « La Truite » de Schubert. Ce concert donne lieu à la publication d’un CD et un DVD jumelés1.
Arrêtons-nous au Quintette de Dvorak que vous avez peut-être considéré, jusqu’à ce jour, comme une œuvre de la musique romantique parmi d’autres, avec ses homologues de Brahms et Schumann. Vous l’écoutez et vous êtes étonnés et subjugués, il y a là un petit et inexplicable miracle ; puis vous regardez le DVD et vous comprenez immédiatement.
D’abord, Pressler a atteint à une sorte de sérénité absolue, cette paix de l’âme acquise au cours d’une vie de musique (dont cinquante- trois ans à la tête du Beaux-Arts Trio qu’il avait fondé). On le lit sur son visage, sur l’immobilité de son corps, cet épanouissement auquel aspirent tous les musiciens mais qu’ils n’atteignent dans de rares cas, qu’au soir de leur vie, comme Rubinstein ou Abbado.
Puis les jeunes musiciens du Quatuor Ébène, un des deux ou trois meilleurs du monde aujourd’hui, sont comme apprivoisés et inspirés par la présence de Pressler. Le pianiste et le quatuor ne font qu’un ; les attaques sont simultanées au centième de seconde, les nuances les plus infimes réalisées ensemble sans même un regard.
Et le Quintette de Dvorak devient ce qu’il était et que vous n’aviez sans doute pas réalisé : un chef‑d’œuvre absolu de finesse et de sensibilité, au-dessus de ceux de Brahms et Schumann.
La sérénité rarissime de Pressler se manifeste également dans son accompagnement de Christoph Prégardien dans quatre lieder extraits du Voyage d’hiver de Schubert, extraordinairement émouvants. Et la fascination quasi hypnotique exercée par Pressler sur les Ébène se démontre, s’il en était besoin, dans l’Andantino du Quatuor de Debussy qu’ils jouent en hommage à Pressler : aérien, inspiré, au-delà de l’audible, plus fort encore que leur célèbre enregistrement de référence (avec les quatuors de Ravel et Fauré).
Il n’y a pas si longtemps que la belle pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili s’est imposée dans notre univers musical comme un météore, la seule en mesure de succéder à Martha Argerich.
Et pourtant, il y a plus de vingt ans qu’elle a donné, à l’âge de six ans, ses premiers concerts. Fougue parfois proche de la possession, toucher aux nuances infinies de couleurs, identification avec la musique qu’elle joue au point d’en être hallucinante, le tout servi par une technique d’acier semblable à celle du grand Berezovsky.
C’est aux côtés de notre Renaud Capuçon national, dont le talent de violoniste n’a d’égal que la modestie et la gentillesse, qu’elle joue la Sonate de Franck, la 3e Sonate de Grieg et les Quatre Pièces romantiques de Dvorak2.
Vous avez entendu la Sonate de Franck des dizaines de fois, voire plus ; vous découvrez ici une version nouvelle, tour à tour sensuelle et diabolique, rien moins que sage, de nature à effaroucher mainte habituée des salons de musique de chambre.
La 3e Sonate de Grieg, tendre ou flamboyante selon les mouvements, est une révélation. Autre révélation, les délicieuses Pièces romantiques de Dvorak concluent un disque exceptionnel à bien des égards.
La guerre, encore
Aubert Lemeland aura été un compositeur hors normes du XXe siècle français, opposé à l’écriture sérielle et fidèle à une certaine tradition, disons celle du groupe des Six. Notre camarade Jean-Pierre Ferey a joué et joue encore un rôle majeur, en tant qu’éditeur et pianiste, pour faire connaître sa musique.
Un nouveau disque de sa maison Skarbo présente la Suite des Ballades du Soldat, inspirée par des lettres de soldats américains pendant la guerre de 1939–45, ainsi que la transcription pour deux pianos et récitante de la 10e Symphonie, basée sur des lettres de soldats allemands pendant le siège de Stalingrad3.
Pièces fortes et émouvantes mais sobres et pudiques, parfois austères, que l’on peut comparer aux symphonies de Chostakovitch : deux manières, la française et la russe, d’évoquer l’innommable, la guerre. Sur le même disque, des Variations et Marines d’Été, autre thème cher à Lemeland.
Sous le titre 1918 – L’Homme qui titubait dans la guerre la compositrice française Isabelle Aboulker a écrit un oratorio sur un livret d’Arielle Augry, enregistré par divers solistes, le chœur Capriccio et l’Orchestre de la Musique de la Police nationale dirigé par Jérôme Hilaire4.
Cette œuvre poignante et forte est – malgré le sujet – rafraîchissante et roborative à plus d’un titre : le livret est simple et clair, presque naïf, comme l’étaient pour la plupart les soldats de la Grande Guerre, avec de beaux textes ajoutés de Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Louis- Ferdinand Céline, Romain Rolland, Erich Maria Remarque, entre autres.
Et surtout, la musique, dans la droite ligne de Poulenc et Auric, délibérément tonale et sans complexe, très jolie, est un sympathique pied de nez à certaines chapelles d’aujourd’hui, où ce qui n’est pas compliqué et ennuyeux n’a pas droit de cité.
De temps en temps il faut savoir respirer.
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1. 1 CD + 1 DVD Erato
2. 1 CD Erato
3. 1 CD Skarbo
4. 1 CD Triton