Caricatures
On parle beaucoup de caricatures ces temps-ci. Outre les dessins satiriques et les procédés rhétoriques des militants de toute obédience face à un adversaire politique, la caricature est aussi un moyen de moindre effort pour juger une œuvre d’art dans son ensemble et éviter d’en saisir les subtilités.
Mais, dans tous les cas, le caricaturiste est-il vraiment gagnant ?
Le Messie de Haendel
Sans doute l’oratorio le plus populaire de Haendel – « auprès d’un public fervent convaincu que, en assistant à une exécution de l’œuvre, lui-même prend part à un acte d’adoration » (Simon Heighes)
– Le Messie prête souvent à la caricature. C’est d’abord, particulièrement au Royaume-Uni, une des œuvres de prédilection des sociétés chorales locales, toujours efficace pour lever des fonds pour des œuvres de charité. Ensuite, il a souvent donné lieu, depuis le XIXe siècle, à une exagération de l’effectif orchestral et choral : il fut ainsi chanté par un chœur de plusieurs milliers de choristes réunis pour la circonstance au Crystal Palace.
Qu’en est-il exactement ? Haendel, qui écrivit Le Messie en trois semaines en 1741, en a donné de multiples versions, adaptées à diverses formations. Il s’agit, il ne faut pas l’oublier, non d’une œuvre liturgique – même si le livret est tiré en grande partie de la Bible – mais d’une pièce théâtrale, toujours jouée, à l’origine, dans des théâtres et non dans des églises.
La version que vient d’en enregistrer Emmanuelle Haïm à la tête des excellents chœur et orchestre Le Concert d’Astrée est sans doute la plus proche de l’originale, avec un effectif de 20 choristes et 28 instrumentistes plus les quatre solistes dont la soprano Lucy Crowe et le contre-ténor Tim Mead1.
Et l’on découvre une œuvre non solennelle et grandiose mais charmante et humaine, plus proche de l’opéra que de l’oratorio. Le célèbre chœur Alléluia, dont l’utilisation par la publicité n’a pas peu contribué à la caricature du Messie, devient ce qu’il est : un chant de joie d’un groupe d’amis qui partagent la même ferveur.
Two Boys : un « opéra internet » ?
Que pour certains adolescents aujourd’hui la réalité virtuelle, celle des jeux vidéo et des « amitiés » nouées sur le Web, prenne autant d’importance dans leur vie que la « réalité vraie », c’est une certitude. Dans ce monde parallèle, chacun peut se construire un personnage de son choix, qui est différent d’un déguisement : ce personnage, ce « moi-bis » va vivre une vie virtuelle, avec des amours, des haines, des événements qui, pour n’être pas ceux de la « vraie vie », n’en sont pas moins ressentis par l’individu et le touchent, parfois profondément et plus encore dans cette vie dans laquelle il s’est réfugié et s’investit pleinement que dans la vie réelle.
Si à un moment donné la vraie vie et la vie virtuelle se télescopent – par exemple si deux personnages dont les « bis » sont en relations sur les réseaux sociaux et les jeux vidéo se rencontrent dans la vie réelle, perdant leurs oripeaux de « bis » et se révélant tels qu’en eux-mêmes –, ce peut être le drame.
C ’est cette idée qui est sous-jacente dans l’opéra Two Boys2 du compositeur américain Nico Muhly sur un livret du dramaturge Craig Lucas qui situe l’action au début des années 2000, commande du Metropolitan Opera de New York dont la première a eu lieu en 2011, alors que le compositeur avait 29 ans.
Eh bien, alors que l’on pouvait avoir toutes les craintes, alimentées par la tendance à la « caricature protectrice » de l’auditeur-qui-ne-veut-pas-être-dérangé-dans- ses-habitudes, c’est une véritable réussite. La musique est largement héritée de Britten et aussi de Bernstein, avec une utilisation raisonnable du minimalisme.
Mais surtout, et c’est essentiel pour un opéra, la musique alimente la tension dramatique qui va croissant jusqu’à la fin. Ce n’est pas une œuvre révolutionnaire musicalement parlant – heureusement d’une certaine façon – mais elle met en scène ces relations entre personnages réels et personnages virtuels – dont tous ne sont pas des avatars de personnages réels – qui sont un des phénomènes les plus marquants et peut-être les plus préoccupants de notre société contemporaine.
L’« homme augmenté » est-il notre sublime alter ego ou ne serait-il pas plutôt notre sinistre caricature ?
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1. 2 CD ERATO.
2. 2 CD NONESUCH.