Le Japon au défi du vieillissement
Sans aller bien loin, la Corée est aujourd’hui le pays dont le vieillissement est le plus rapide : elle compte seulement 10 % de population au-dessus de 65 ans, mais elle rejoindra le Japon dans les années 2030 pour voir ce taux monter à 35 % à la fin de cette décennie.
La Chine connaît également un vieillissement accéléré, conséquence de la politique de l’enfant unique.
Enfin, nos pays de la « vieille Europe » connaîtront, selon des rythmes variés, une évolution semblable dans les prochaines décennies, en particulier l’Italie ou l’Allemagne.
Pas d’immigration
La situation démographique nippone est largement responsable du ralentissement de l’économie du Japon, sorti, depuis les années 1990, de son « dividende démographique1 » et qui connaît une décroissance rapide de sa population (– 0,2 % par an). Cette diminution est d’autant plus sensible que le Japon connaît un solde migratoire très limité et un relatif consensus social sur le refus de l’immigration de travail.
Il ne peut donc compenser sa faiblesse démographique par un recours plus fort à l’immigration.
“ Le Japon rend quasi impossible la prise de la nationalité ”
Le gouvernement a cependant récemment assoupli certaines démarches de visa sur les métiers en tension (infirmières notamment) et les cadres de haut niveau. La barrière de l’intégration et de la langue est si forte que de très rares infirmières, par exemple, restent durablement au Japon. Le Japon limite la présence de longue durée en rendant quasi impossible la prise de la nationalité (droit strict du sang) et en privilégiant les visas de courte durée ne donnant pas lieu à constitution de droit durable d’installation sur le territoire.
Les tentatives du début des années 2000 de favoriser une immigration « acceptable » car d’origine japonaise via les descendants des émigrés japonais au Brésil ou au Pérou ne se sont pas non plus soldées par un effet migratoire significatif.
Des robots pour se soigner
Le Japon pousse sa logique jusqu’au bout en se plaçant à la pointe de la robotisation, notamment pour les services d’accueil ou de soins aux personnes âgées, et en développant la télémédecine, y compris dans un objectif de surveillance des personnes âgées à leur domicile.
Les entreprises japonaises de l’électronique grand public investissent largement dans ce secteur. Le consensus social et l’uniformité de la population sont clairement privilégiés à la croissance démographique.
Même la perspective de la « disparition » de certaines préfectures, dont la population en âge de procréer a quasi disparu du fait d’un exode constant vers Tokyo et les grandes villes, n’a pas modifié, pour l’instant du moins, cette tendance, malgré l’implantation rurale très forte du parti au pouvoir.
La vie tokyoïte est peu favorable aux familles. © EYETRONIC – FOTOLIA
LE « TROU NOIR » DE TOKYO
Le Yomiuri Shimbun, le plus grand journal du Japon, a récemment réalisé une enquête sur la situation démographique du Japon, présentant le cas du « trou noir » de Tokyo : la population active et jeune afflue vers Tokyo, attirée par son dynamisme et les conditions de vie, mais la vie tokyoïte est si peu favorable aux familles que ces jeunes Japonais, pourtant porteurs de la démographie de demain, ne peuvent pas se loger correctement et fonder une famille.
Et le développement de l’emploi précaire, avec la disparition progressive de ces « emplois à vie » qui ont fait la réputation du Japon (environ 40 % de la main‑d’œuvre est dans une catégorie d’emploi précaire) ne facilite pas non plus l’installation des jeunes couples.
Retrouver le chemin de la croissance
C’est dans ce contexte que le Premier ministre Shinzo Abe, récemment réélu, a décidé de lancer une politique vigoureuse pour remettre le Japon sur le chemin de la croissance.
“ Le retrait de l’emploi des jeunes mères est très important ”
Elle consiste – au-delà des mesures à court terme de relance de la dépense publique et de quantitative easing pour sortir de la déflation – à s’attaquer à la compétitivité japonaise et aux comportements qui diminuent artificiellement la population active, comme le retrait de l’emploi des jeunes mères de famille, très supérieur à ce qui est observé dans d’autres parties du monde.
Ce dernier point est mis en lumière depuis de nombreuses années par différents rapports de l’OCDE. On peut également constater que, si la population active ne baisse pas ces dernières années, c’est parce que les femmes s’y investissent toujours plus, démontrant ainsi que le Japon peut changer.
Shinzo Abe est le premier Premier ministre à s’être exprimé clairement sur l’enjeu de l’inclusion dans l’emploi des Japonaises.
Le marché du médicament offre un éclairage intéressant des contraintes, contradictions et ambitions actuelles de l’économie japonaise. On pourrait croire que le vieillissement accéléré de la population et la stagnation économique ont entraîné des mesures drastiques de réduction des dépenses de santé et de médicaments, similaires à celles que nous avons connues dans certains pays du pourtour de l’Europe.
Il n’en est rien. La population japonaise vieillit et son volume de soins augmente, mais, au lieu de brider cet élan, les dirigeants japonais ont fait le choix de continuer à soutenir ce marché, levier d’innovation, de dépense et de consommation.
Population d’âge actif (15 à 64 ans), en pourcentage de la population totale.
Le médicament deuxième marché mondial
Le marché japonais du médicament est un des marchés les plus attractifs du monde, représentant le deuxième marché mondial en valeur et voué à le rester sur le segment des médicaments d’innovation, même si le marché chinois devrait devenir supérieur en valeur en 2025.
Tout d’abord les prix y sont plus élevés qu’en Europe. Ensuite, les conditions de prescription et de remboursement sont libérales, avec peu de contraintes sur les volumes.
“ Le marché du médicament offre un éclairage intéressant sur l’économie japonaise ”
Enfin, si les baisses de prix sont régulières, elles obéissent à des règles stables depuis plus de dix ans, ce qui offre à l’industrie une grande visibilité sur ses prévisions.
Cette situation favorable tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, malgré sa stabilité, la politique japonaise du médicament est relativement efficace et les dépenses sont contenues. Le développement désormais accéléré des génériques devrait permettre de pratiquement stabiliser les dépenses de médicaments en valeur dans les prochaines années.
Enfin, et c’est le point le plus important, le Japon a réussi, au moins autant par le mode de vie de ses habitants que par sa politique, à maintenir un niveau de dépenses de santé sur PIB parmi les plus faibles des pays industrialisés. Si l’écart s’amenuise, le Japon dispose donc encore de « marges de manœuvre » pour accroître ses dépenses.
Pour finir, la présence d’une industrie pharmaceutique puissante et qui investit en recherche n’est pas étrangère non plus au consensus politique pour soutenir le secteur.
Augmenter le taux d’emploi des femmes ferait croître le PIB. © RADU RAZVAN – FOTOLIA
LES « WOMENOMICS » SELON GOLDMAN SACHS
Goldman Sachs estime dans une étude récente (Womenomics 4.0 time to walk the talk) qu’augmenter le taux d’emploi des femmes au niveau de celui des hommes permettrait de faire croître le PIB japonais de 13 %. Seules la Grèce et l’Italie font pire en matière de gender gap. L’article dénonce aussi avec beaucoup de talent le faible engagement des hommes dans les tâches domestiques.
Nombre d’heures moyen par jour consacré aux tâches ménagères et aux enfants par les pères d’enfants en bas âge (moins de 6 ans).
La santé, élément de croissance
Dans le domaine pharmaceutique, plus généralement, le gouvernement a fait le choix de mener une politique favorable à l’innovation et à la concurrence, considérant que la santé pouvait être un élément de croissance de ce qu’il a appelé « l’économie grise » (au sens d’économie du vieillissement, ou des cheveux gris).
Pourcentage de femmes d’âge actif (15 à 64 ans) employées à temps plein ou à temps partiel entre 1975 et 2013.
Là où certains gouvernements ont tendance à allonger les délais réglementaires d’inscription de nouveaux médicaments dans le but plus ou moins avoué de ralentir la progression des dépenses, le gouvernement japonais augmente les effectifs du ministère de la Santé en charge du remboursement.
Loin de fermer son économie pour privilégier les acteurs nationaux, il a pratiquement supprimé toutes les barrières non tarifaires du Japon dans le domaine pour pousser à l’innovation et la concurrence.
Loin de réduire les financements, il a créé un fonds spécial dédié à la recherche sur les cellules souches et lancé un grand projet de création d’un équivalent japonais des « National Institutes of Health » américains.
Course contre la montre
Le Japon se trouve lancé dans une course contre la montre entre la nécessaire consolidation budgétaire d’un pays dont la dette publique, certes détenue par les résidents, a explosé pour atteindre 240 % du PIB, et les politiques favorables à son activité économique, pas forcément porteuses de redressement à court terme des comptes.
La dissolution de la diète par Shinzo Abe, ouvertement affichée comme un référendum pour repousser l’augmentation de la TVA, en est une illustration claire.
C’est par le retour à une meilleure trajectoire de croissance que le gouvernement japonais espère aujourd’hui s’en sortir.
Des défis immenses
Ces efforts sont louables et montrent que le Japon s’est engagé dans une démarche originale et ambitieuse, même si elle reste dépendante des seules forces nationales en refusant l’immigration.
LA HAUSSE DE TVA AU JAPON
Les deux hausses prévues de TVA, de 5 % à 8 % en 2014 puis de 8 % à 10 % en 2015, ont été inscrites dans une loi organique, ce qui obligeait Shinzo Abe à obtenir une nouvelle majorité pour revenir sur cette mesure majeure de consolidation budgétaire.
Il s’y est résolu après une croissance de – 6,8 % en rythme annualisé suite à la hausse de TVA et un retour en récession (deux trimestres successifs de réduction de l’activité).
Pour autant, les défis démographiques et économiques sont immenses et les risques de ce que certains pourraient appeler une « fuite en avant » de la dépense publique et de la création monétaire sont réels. C’est le reproche fait par l’opposition à Shinzo Abe, en sus de son supposé militarisme.
Certains éléments de sa « troisième flèche » peinent également à se concrétiser. Il est aussi parfaitement possible que, à l’inverse de la stratégie du gouvernement, la relance des industries exportatrices bute sur les difficultés de recrutement de la main‑d’œuvre dans un contexte tendu. De nombreuses entreprises japonaises ont délocalisé leurs usines pour des conditions de coût ces dernières années2.
Elles ne les rapatrieront sans doute pas du fait des difficultés à trouver une main‑d’œuvre locale adaptée, même si la baisse du yen rend les coûts japonais plus compétitifs.
“ Le Japon s’est engagé dans une démarche originale et ambitieuse ”
La question demeure donc de savoir si l’ambition de sortir le Japon de la déflation et de la stagnation du gouvernement Abe pourra se concrétiser ou si le pays, n’ayant pas su retrouver un semblant de croissance, n’aura in fine d’autre choix que de revenir à une politique beaucoup plus restrictive en matière de dépenses sociales.
LES « TROIS FLÈCHES » DE SHINZO ABE
Shinzo Abe est revenu au pouvoir en lançant son slogan des « trois flèches » pour relancer la croissance :
La première flèche consiste en une politique majeure de création de liquidités (quantitative easing), possible grâce à la nomination par le gouvernement d’un nouveau directeur de la banque centrale du Japon, plus ouvert à des politiques agressives pour sortir de la déflation. Elle a conduit à une hausse très sensible du Nikkei et une forte dépréciation du yen favorable aux grands exportateurs.
La deuxième flèche consiste en une politique budgétaire accommodante pour relancer l’activité ; elle a permis de réduire encore le chômage à un niveau « frictionnel » (3,5 % de la population), mais a poursuivi l’augmentation de la dette publique japonaise.
La troisième consiste en des réformes de structure et du marché de l’emploi et des biens, pour renforcer le potentiel de croissance du Japon ; ses résultats ne sont pas encore visibles, même si, pour la première fois, lors des discussions sur le Trans-Pacific Partnership (Traité de libre-échange du Pacifique), le Japon semble prêt à renoncer à la protection traditionnelle de ses agriculteurs notamment, pourtant base électorale majeure du parti libéral démocrate de Shinzo Abe.
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1. Période dans le développement d’un pays au cours de laquelle, du fait de la transition démographique, le nombre d’inactifs âgés n’est pas encore élevé alors que le nombre de jeunes inactifs (enfants et étudiants) a déjà commencé à décroître réduisant d’autant les dépenses « sociales » de la nation.
2. L’annonce début janvier par Panasonic que la firme allait rapatrier une partie de sa production d’équipements domestiques, jusqu’ici réalisés en Chine, au Japon est un bon signe dans l’autre sens.