Le Japon au défi du vieillissement

Dossier : ExpressionsMagazine N°703 Mars 2015
Par Philippe SAUVAGE (96)
Par Pascal GERBERT-GAILLARD (00)

Sans aller bien loin, la Corée est aujourd’hui le pays dont le vieillis­se­ment est le plus rapide : elle compte seule­ment 10 % de popu­la­tion au-des­sus de 65 ans, mais elle rejoin­dra le Japon dans les années 2030 pour voir ce taux mon­ter à 35 % à la fin de cette décennie.

La Chine connaît éga­le­ment un vieillis­se­ment accé­lé­ré, consé­quence de la poli­tique de l’enfant unique.

Enfin, nos pays de la « vieille Europe » connaî­tront, selon des rythmes variés, une évo­lu­tion sem­blable dans les pro­chaines décen­nies, en par­ti­cu­lier l’Italie ou l’Allemagne.

Pas d’immigration

La situa­tion démo­gra­phique nip­pone est lar­ge­ment res­pon­sable du ralen­tis­se­ment de l’économie du Japon, sor­ti, depuis les années 1990, de son « divi­dende démo­gra­phique1 » et qui connaît une décrois­sance rapide de sa popu­la­tion (– 0,2 % par an). Cette dimi­nu­tion est d’autant plus sen­sible que le Japon connaît un solde migra­toire très limi­té et un rela­tif consen­sus social sur le refus de l’immigration de travail.

Il ne peut donc com­pen­ser sa fai­blesse démo­gra­phique par un recours plus fort à l’immigration.

“ Le Japon rend quasi impossible la prise de la nationalité ”

Le gou­ver­ne­ment a cepen­dant récem­ment assou­pli cer­taines démarches de visa sur les métiers en ten­sion (infir­mières notam­ment) et les cadres de haut niveau. La bar­rière de l’intégration et de la langue est si forte que de très rares infir­mières, par exemple, res­tent dura­ble­ment au Japon. Le Japon limite la pré­sence de longue durée en ren­dant qua­si impos­sible la prise de la natio­na­li­té (droit strict du sang) et en pri­vi­lé­giant les visas de courte durée ne don­nant pas lieu à consti­tu­tion de droit durable d’installation sur le territoire.

Les ten­ta­tives du début des années 2000 de favo­ri­ser une immi­gra­tion « accep­table » car d’origine japo­naise via les des­cen­dants des émi­grés japo­nais au Bré­sil ou au Pérou ne se sont pas non plus sol­dées par un effet migra­toire significatif.

Des robots pour se soigner

Le Japon pousse sa logique jusqu’au bout en se pla­çant à la pointe de la robo­ti­sa­tion, notam­ment pour les ser­vices d’accueil ou de soins aux per­sonnes âgées, et en déve­lop­pant la télé­mé­de­cine, y com­pris dans un objec­tif de sur­veillance des per­sonnes âgées à leur domicile.

Les entre­prises japo­naises de l’électronique grand public inves­tissent lar­ge­ment dans ce sec­teur. Le consen­sus social et l’uniformité de la popu­la­tion sont clai­re­ment pri­vi­lé­giés à la crois­sance démographique.

Même la pers­pec­tive de la « dis­pa­ri­tion » de cer­taines pré­fec­tures, dont la popu­la­tion en âge de pro­créer a qua­si dis­pa­ru du fait d’un exode constant vers Tokyo et les grandes villes, n’a pas modi­fié, pour l’instant du moins, cette ten­dance, mal­gré l’implantation rurale très forte du par­ti au pouvoir.

La vie tokyoïte est peu favo­rable aux familles. © EYETRONIC – FOTOLIA

LE « TROU NOIR » DE TOKYO

Le Yomiuri Shimbun, le plus grand journal du Japon, a récemment réalisé une enquête sur la situation démographique du Japon, présentant le cas du « trou noir » de Tokyo : la population active et jeune afflue vers Tokyo, attirée par son dynamisme et les conditions de vie, mais la vie tokyoïte est si peu favorable aux familles que ces jeunes Japonais, pourtant porteurs de la démographie de demain, ne peuvent pas se loger correctement et fonder une famille.
Et le développement de l’emploi précaire, avec la disparition progressive de ces « emplois à vie » qui ont fait la réputation du Japon (environ 40 % de la main‑d’œuvre est dans une catégorie d’emploi précaire) ne facilite pas non plus l’installation des jeunes couples.

Retrouver le chemin de la croissance

C’est dans ce contexte que le Pre­mier ministre Shin­zo Abe, récem­ment réélu, a déci­dé de lan­cer une poli­tique vigou­reuse pour remettre le Japon sur le che­min de la croissance.

“ Le retrait de l’emploi des jeunes mères est très important ”

Elle consiste – au-delà des mesures à court terme de relance de la dépense publique et de quan­ti­ta­tive easing pour sor­tir de la défla­tion – à s’attaquer à la com­pé­ti­ti­vi­té japo­naise et aux com­por­te­ments qui dimi­nuent arti­fi­ciel­le­ment la popu­la­tion active, comme le retrait de l’emploi des jeunes mères de famille, très supé­rieur à ce qui est obser­vé dans d’autres par­ties du monde.

Ce der­nier point est mis en lumière depuis de nom­breuses années par dif­fé­rents rap­ports de l’OCDE. On peut éga­le­ment consta­ter que, si la popu­la­tion active ne baisse pas ces der­nières années, c’est parce que les femmes s’y inves­tissent tou­jours plus, démon­trant ain­si que le Japon peut changer.

Shin­zo Abe est le pre­mier Pre­mier ministre à s’être expri­mé clai­re­ment sur l’enjeu de l’inclusion dans l’emploi des Japonaises.

Le mar­ché du médi­ca­ment offre un éclai­rage inté­res­sant des contraintes, contra­dic­tions et ambi­tions actuelles de l’économie japo­naise. On pour­rait croire que le vieillis­se­ment accé­lé­ré de la popu­la­tion et la stag­na­tion éco­no­mique ont entraî­né des mesures dras­tiques de réduc­tion des dépenses de san­té et de médi­ca­ments, simi­laires à celles que nous avons connues dans cer­tains pays du pour­tour de l’Europe.

Il n’en est rien. La popu­la­tion japo­naise vieillit et son volume de soins aug­mente, mais, au lieu de bri­der cet élan, les diri­geants japo­nais ont fait le choix de conti­nuer à sou­te­nir ce mar­ché, levier d’innovation, de dépense et de consommation.

graphique : Population d’âge actif en pourcentage de la population totale.
Popu­la­tion d’âge actif (15 à 64 ans), en pour­cen­tage de la popu­la­tion totale.

Le médicament deuxième marché mondial

Le mar­ché japo­nais du médi­ca­ment est un des mar­chés les plus attrac­tifs du monde, repré­sen­tant le deuxième mar­ché mon­dial en valeur et voué à le res­ter sur le seg­ment des médi­ca­ments d’innovation, même si le mar­ché chi­nois devrait deve­nir supé­rieur en valeur en 2025.

Tout d’abord les prix y sont plus éle­vés qu’en Europe. Ensuite, les condi­tions de pres­crip­tion et de rem­bour­se­ment sont libé­rales, avec peu de contraintes sur les volumes.

“ Le marché du médicament offre un éclairage intéressant sur l’économie japonaise ”

Enfin, si les baisses de prix sont régu­lières, elles obéissent à des règles stables depuis plus de dix ans, ce qui offre à l’industrie une grande visi­bi­li­té sur ses prévisions.

Cette situa­tion favo­rable tient à plu­sieurs rai­sons. Tout d’abord, mal­gré sa sta­bi­li­té, la poli­tique japo­naise du médi­ca­ment est rela­ti­ve­ment effi­cace et les dépenses sont conte­nues. Le déve­lop­pe­ment désor­mais accé­lé­ré des géné­riques devrait per­mettre de pra­ti­que­ment sta­bi­li­ser les dépenses de médi­ca­ments en valeur dans les pro­chaines années.

Enfin, et c’est le point le plus impor­tant, le Japon a réus­si, au moins autant par le mode de vie de ses habi­tants que par sa poli­tique, à main­te­nir un niveau de dépenses de san­té sur PIB par­mi les plus faibles des pays indus­tria­li­sés. Si l’écart s’amenuise, le Japon dis­pose donc encore de « marges de manœuvre » pour accroître ses dépenses.

Pour finir, la pré­sence d’une indus­trie phar­ma­ceu­tique puis­sante et qui inves­tit en recherche n’est pas étran­gère non plus au consen­sus poli­tique pour sou­te­nir le secteur.

Femme à Tokyo
Aug­men­ter le taux d’emploi des femmes ferait croître le PIB. © RADU RAZVAN – FOTOLIA

LES « WOMENOMICS » SELON GOLDMAN SACHS

Goldman Sachs estime dans une étude récente (Womenomics 4.0 time to walk the talk) qu’augmenter le taux d’emploi des femmes au niveau de celui des hommes permettrait de faire croître le PIB japonais de 13 %. Seules la Grèce et l’Italie font pire en matière de gender gap. L’article dénonce aussi avec beaucoup de talent le faible engagement des hommes dans les tâches domestiques.

Pourcentage d'hommes s'occupant des affaires ménagères

Nombre d’heures moyen par jour consacré aux tâches ménagères et aux enfants par les pères d’enfants en bas âge (moins de 6 ans).

La santé, élément de croissance

Dans le domaine phar­ma­ceu­tique, plus géné­ra­le­ment, le gou­ver­ne­ment a fait le choix de mener une poli­tique favo­rable à l’innovation et à la concur­rence, consi­dé­rant que la san­té pou­vait être un élé­ment de crois­sance de ce qu’il a appe­lé « l’économie grise » (au sens d’économie du vieillis­se­ment, ou des che­veux gris).

Pourcentage de femmes d’âge actif (15 à 64 ans) employées à temps plein ou à temps partiel au Japon
Pour­cen­tage de femmes d’âge actif (15 à 64 ans) employées à temps plein ou à temps par­tiel entre 1975 et 2013.

Là où cer­tains gou­ver­ne­ments ont ten­dance à allon­ger les délais régle­men­taires d’inscription de nou­veaux médi­ca­ments dans le but plus ou moins avoué de ralen­tir la pro­gres­sion des dépenses, le gou­ver­ne­ment japo­nais aug­mente les effec­tifs du minis­tère de la San­té en charge du remboursement.

Loin de fer­mer son éco­no­mie pour pri­vi­lé­gier les acteurs natio­naux, il a pra­ti­que­ment sup­pri­mé toutes les bar­rières non tari­faires du Japon dans le domaine pour pous­ser à l’innovation et la concurrence.

Loin de réduire les finan­ce­ments, il a créé un fonds spé­cial dédié à la recherche sur les cel­lules souches et lan­cé un grand pro­jet de créa­tion d’un équi­valent japo­nais des « Natio­nal Ins­ti­tutes of Health » américains.

Course contre la montre

Le Japon se trouve lan­cé dans une course contre la montre entre la néces­saire conso­li­da­tion bud­gé­taire d’un pays dont la dette publique, certes déte­nue par les rési­dents, a explo­sé pour atteindre 240 % du PIB, et les poli­tiques favo­rables à son acti­vi­té éco­no­mique, pas for­cé­ment por­teuses de redres­se­ment à court terme des comptes.

La dis­so­lu­tion de la diète par Shin­zo Abe, ouver­te­ment affi­chée comme un réfé­ren­dum pour repous­ser l’augmentation de la TVA, en est une illus­tra­tion claire.

C’est par le retour à une meilleure tra­jec­toire de crois­sance que le gou­ver­ne­ment japo­nais espère aujourd’hui s’en sortir.

Des défis immenses

Ces efforts sont louables et montrent que le Japon s’est enga­gé dans une démarche ori­gi­nale et ambi­tieuse, même si elle reste dépen­dante des seules forces natio­nales en refu­sant l’immigration.

LA HAUSSE DE TVA AU JAPON

Les deux hausses prévues de TVA, de 5 % à 8 % en 2014 puis de 8 % à 10 % en 2015, ont été inscrites dans une loi organique, ce qui obligeait Shinzo Abe à obtenir une nouvelle majorité pour revenir sur cette mesure majeure de consolidation budgétaire.
Il s’y est résolu après une croissance de – 6,8 % en rythme annualisé suite à la hausse de TVA et un retour en récession (deux trimestres successifs de réduction de l’activité).

Pour autant, les défis démo­gra­phiques et éco­no­miques sont immenses et les risques de ce que cer­tains pour­raient appe­ler une « fuite en avant » de la dépense publique et de la créa­tion moné­taire sont réels. C’est le reproche fait par l’opposition à Shin­zo Abe, en sus de son sup­po­sé militarisme.

Cer­tains élé­ments de sa « troi­sième flèche » peinent éga­le­ment à se concré­ti­ser. Il est aus­si par­fai­te­ment pos­sible que, à l’inverse de la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment, la relance des indus­tries expor­ta­trices bute sur les dif­fi­cul­tés de recru­te­ment de la main‑d’œuvre dans un contexte ten­du. De nom­breuses entre­prises japo­naises ont délo­ca­li­sé leurs usines pour des condi­tions de coût ces der­nières années2.

Elles ne les rapa­trie­ront sans doute pas du fait des dif­fi­cul­tés à trou­ver une main‑d’œuvre locale adap­tée, même si la baisse du yen rend les coûts japo­nais plus compétitifs.

“ Le Japon s’est engagé dans une démarche originale et ambitieuse ”

La ques­tion demeure donc de savoir si l’ambition de sor­tir le Japon de la défla­tion et de la stag­na­tion du gou­ver­ne­ment Abe pour­ra se concré­ti­ser ou si le pays, n’ayant pas su retrou­ver un sem­blant de crois­sance, n’aura in fine d’autre choix que de reve­nir à une poli­tique beau­coup plus res­tric­tive en matière de dépenses sociales.

LES « TROIS FLÈCHES » DE SHINZO ABE

Shinzo Abe est revenu au pouvoir en lançant son slogan des « trois flèches » pour relancer la croissance :
La première flèche consiste en une politique majeure de création de liquidités (quantitative easing), possible grâce à la nomination par le gouvernement d’un nouveau directeur de la banque centrale du Japon, plus ouvert à des politiques agressives pour sortir de la déflation. Elle a conduit à une hausse très sensible du Nikkei et une forte dépréciation du yen favorable aux grands exportateurs.
La deuxième flèche consiste en une politique budgétaire accommodante pour relancer l’activité ; elle a permis de réduire encore le chômage à un niveau « frictionnel » (3,5 % de la population), mais a poursuivi l’augmentation de la dette publique japonaise.
La troisième consiste en des réformes de structure et du marché de l’emploi et des biens, pour renforcer le potentiel de croissance du Japon ; ses résultats ne sont pas encore visibles, même si, pour la première fois, lors des discussions sur le Trans-Pacific Partnership (Traité de libre-échange du Pacifique), le Japon semble prêt à renoncer à la protection traditionnelle de ses agriculteurs notamment, pourtant base électorale majeure du parti libéral démocrate de Shinzo Abe.

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1. Période dans le déve­lop­pe­ment d’un pays au cours de laquelle, du fait de la tran­si­tion démo­gra­phique, le nombre d’inactifs âgés n’est pas encore éle­vé alors que le nombre de jeunes inac­tifs (enfants et étu­diants) a déjà com­men­cé à décroître rédui­sant d’autant les dépenses « sociales » de la nation.
2. L’annonce début jan­vier par Pana­so­nic que la firme allait rapa­trier une par­tie de sa pro­duc­tion d’équipements domes­tiques, jusqu’ici réa­li­sés en Chine, au Japon est un bon signe dans l’autre sens.

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