Repenser la gouvernance de la lutte contre le changement climatique
Aujourd’hui, alors que les Américains reviennent dans un processus qu’ils ont quitté sous George W. Bush et que la Chine est devenue la première puissance émettrice et un acteur essentiel des négociations, on assiste à un retour en force de la Realpolitik.
Qu’un certain nombre d’illusions concernant la gouvernance du changement climatique se dissipent, ce n’est pas en soi une mauvaise nouvelle.
La question centrale est de savoir si on les remplacera par d’autres, ou si, au contraire, on prépare le terrain pour une prise en charge réelle du problème.
REPÈRES
Historiquement, la gouvernance du climat a privilégié une lecture environnementale gestionnaire et apolitique du changement climatique, niant les positionnements géopolitiques et les intérêts économiques des acteurs les plus puissants, qui lui faisaient obstruction. En cherchant à englober tous les problèmes de la planète cette gouvernance est devenue obèse et paralytique.
Le résultat est une disjonction fondamentale entre un processus de gouvernance mondiale censé se déployer pour contenir le risque climatique et une réalité du monde complexe et multiforme qui lui échappe en très grande partie.
Un enjeu de civilisation
La première illusion est de considérer le changement climatique comme un problème environnemental à l’instar de bien d’autres (ozone, pluies acides) pris en main par des instances internationales et que nous serions à même de « régler » dans un laps de temps relativement court.
Le CO2 n’est pas une pollution comme les autres, c’est toute notre civilisation, nos manières de produire, de consommer, de nous transporter, nos loisirs, etc., qui sont fondés sur les énergies fossiles.
Des politiques à long terme
“ Le CO2 n’est pas une pollution comme les autres”
Mais un deuxième volet de cette lecture prédomine toujours. Il s’agit de la focalisation des débats sur les objectifs de réduction à plus ou moins long terme (2030, 2050, 2100), les pics et les trajectoires plus ou moins abstraits, etc., plutôt que de viser directement notre dépendance aux énergies fossiles, à travers les infrastructures, la transformation des modes de production et de consommation et la question de l’extraction des énergies.
Bref, les « politiques climatiques » telles qu’elles ont été conçues et débattues jusqu’à présent ne suffiront pas à infléchir la trajectoire de réchauffement en cours. Nous avons besoin de la mise en place de politiques de transformations profondes et à long terme.
Le poids du géopolitique
UN ENCLAVEMENT ABERRANT
L’enclavement du problème climatique est une aberration. Tous les jours dans d’autres enceintes, dans d’autres négociations (FMI, Banque mondiale, G8, G20, OMC, etc), on prend des décisions contraires au climat, on crée des lock in qui vont piéger les pays dans des modèles carbonés pour des dizaines d’années, on urbanise sans discuter les enjeux du climat, on imagine des hubs aéroportuaires gigantesques ici ou là, etc.
Cette compartimentalisation des enjeux constitue aussi le schisme avec le réel.
La deuxième illusion est l’ignorance ou la négation des facteurs géopolitiques dans le processus des négociations. Le terme même de gouvernance illustre cette conception gestionnaire et apolitique du problème née de l’espoir sincère, au début des années 1990, de voir advenir, après la fin de la bipolarisation du monde, une prise en charge des problèmes globaux par le multilatéralisme onusien.
Mais, comment ne pas voir que, depuis des décennies, les États-Unis sont préoccupés avant tout par un approvisionnement en pétrole bon marché, leur sécurité énergétique et le maintien de leur position hégémonique ?
Gagnants et perdants
Le changement climatique est le résultat d’un processus de développement historique marqué par des inégalités et des asymétries et il en suscite lui-même d’autres. Il y a des gagnants et des perdants de l’extraction des énergies fossiles, des gagnants et des perdants des effets du changement climatique et ils sont parfois, mais pas toujours, les mêmes.
“ En 2013, 22 millions de personnes ont été déplacées par des catastrophes naturelles ”
Comment ignorer, par exemple, que la Russie, une des principales exportatrices de gaz et de pétrole du monde, profitera au moins temporairement d’une régression du permafrost et d’une libération de routes maritimes aujourd’hui bloquées par la glace ? Comment ne pas identifier le double jeu mené par les monarchies pétrolières du Moyen-Orient, qui bloquent toute avancée dans les négociations, tout en réclamant des fonds pour l’adaptation ?
Comment ne pas tenir compte du fait que des pays comme le Vietnam pourraient perdre 10 % de la surface de leurs terres, voire la totalité pour certaines petites îles du Pacifique ?
Difficile consensus
En 2013, 22 millions de personnes ont été déplacées par des catastrophes naturelles, trois fois plus que par les guerres et les conflits.
L’existence de nombreuses îles est menacée.
© AQUAPIX / FOTOLIA
La plus grande injustice du changement climatique est que les pays en développement vont subir la majorité des impacts alors qu’ils n’en sont pas responsables. Non, nous ne sommes pas tous dans le même bateau.
Le changement climatique s’inscrit dans une fabrication et une déconstruction de chances de vie, d’accès aux ressources, de contrôle et d’inégalités ; une conception des politiques climatiques devant procéder par le consensus ne peut pas fonctionner.
La question du financement de la décarbonation de l’économie mondiale est une difficulté majeure que certains projets spécifiques tentent de saisir mais qui n’en est qu’à ses débuts.
Se battre sur tous les fronts
La troisième illusion est de penser pouvoir mener cette grande transformation vers des modes de vie soutenables en catimini, sans en débattre publiquement et sans même la nommer. Comme s’il suffisait de déplacer quelques fonds, de construire quelques centrales nucléaires ou quelques éoliennes.
Cette transformation est une bataille qu’il faut mener sur tous les fronts et qui nécessite une adhésion des peuples et des sociétés. On ne devrait plus construire des politiques économiques, sociales, urbaines, agricoles, européennes, de développement, etc., en ignorant l’impératif de transition énergétique.
La science à la rescousse
D’un autre point de vue, il n’est pas si étonnant que le climat ne soit pas spontanément l’axe organisateur de nos sociétés et de leurs moteurs qui restent majoritairement le commerce, la croissance, la distribution de richesses. C’est parce que la science dit que c’est grave qu’on en accepte le diagnostic, et qu’on finit par s’en occuper un tant soit peu.
“ C’est parce que la science dit que c’est grave qu’on en accepte le diagnostic ”
Le rôle de la science et de l’expertise a donc été majeur dans le problème climatique et sa gouvernance. Il ne s’est du reste pas borné à l’alerte, au diagnostic et à l’expertise : il est allé jusqu’à déterminer le cadrage du problème et guider l’élaboration des politiques climatiques.
Toutefois, cette proximité excessive a des effets pervers : diffusion et appropriation de la science sont alors considérées trop souvent comme des gages suffisants ou principaux du succès dans le passage à l’action politique. Or, quand la science constitue l’unique autorité justifiant la décision politique, elle est inévitablement exposée à de fortes pressions, chargées du poids des enjeux politiques.
Redonner sa place au politique
En cherchant un accord fondé sur un consensus scientifique, on ne parvient qu’à déguiser des désaccords politiques en dissensus scientifiques. Toute critique – des politiques du climat, de l’expertise du GIEC, ou de l’inscription de la question climatique dans une hiérarchie d’autres urgences, notamment pour les pays en développement – pouvant être suspectée de soutenir le camp sceptique, cette bipolarisation rend invisibles les nombreuses raisons de se disputer sur le changement climatique sans en nier la réalité.
Ce cadrage est aujourd’hui fortement remis en question par l’échec de la gouvernance climatique.
Quatre impératifs
Quatre impératifs semblent centraux pour réduire le schisme de réalité démobilisateur de la gouvernance.
La fonte du permafrost pourrait accélérer
le réchauffement. © OROCH2 / FOTOLIA
Tout d’abord, il faut repolitiser le problème climatique afin de briser l’illusion d’une gestion apolitique et consensuelle, en particulier sortir du piège d’une proximité trop étroite entre science et politique pour redonner des marges au débat sur les politiques climatiques et en faire un enjeu de nos démocraties.
Ensuite, il faut le désenclaver tant sur l’échiquier international que dans les politiques nationales, et construire une nouvelle économie politique globale de l’effet de serre (régulations, règles de concurrence et de commerce, investissements et construction d’une finance pour la décarbonation).
Le troisième impératif est de reterritorialiser le problème, car il faut se défaire de l’idée qu’il pourrait se résoudre par un traité à la seule échelle globale. Aujourd’hui, on peut attendre davantage des politiques climatiques domestiques de nombreux États, que ce qu’ils acceptent d’acter dans la gouvernance internationale.
Non seulement le changement climatique relève de plusieurs échelles – globale, nationales, régionales, villes, etc. –, mais sa solution exige d’identifier les éventuelles contradictions entre ces échelles pour les affronter et tenter de les résoudre.
Enfin, il faut rematérialiser les enjeux climatiques afin de rendre concrètes les négociations, sur les technologies disponibles, sur les coopérations possibles, sur les énergies renouvelables par exemple, dont l’essor permet de créer de nouvelles alliances pour l’environnement.
Bref, ancrer la nécessaire transformation écologique de nos sociétés dans les réalités technologiques, sociales, économiques et politiques d’aujourd’hui.
Stimuler les débats
À l’horizon de la COP 21, que peut-on espérer ? Ne soyons pas dupes, certainement pas un traité à la fois contraignant, ambitieux, permettant de rester en deçà des 2 °C.
POUR EN SAVOIR PLUS
S. Aykut et A. Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences-po, 2015.
Un pas symbolique serait de reconnaître les impasses antérieures et d’identifier les efforts qui restent à accomplir.
Paris 2015 doit être une occasion pour stimuler le vaste débat indispensable sur les transformations nécessaires à toutes les échelles de nos modes de production, de consommation, d’échanges, nos modes de vie, pour un monde plus soutenable.