Beethoven : 3e Symphonie Héroïque Brahms : Ouverture tragique Schoenberg : Extraits des Gurre-Lieder
C’est le dernier. Tous les ans depuis dix années, Claudio Abbado jouait et enregistrait des chefs‑d’oeuvre (Mahler bien sûr, mais aussi Beethoven, Bruckner, Mozart, etc.) avec l’Orchestre du Festival de Lucerne qu’il avait recréé en triant sur le volet les meilleurs artistes des grands orchestres et ensembles de musique de chambre européens.
Toscanini avait déjà créé cet orchestre d’élite en 1938, Abbado le refonde en 2003, sur la base du Mahler Chamber Orchestra, auquel Abbado a intégré des solistes prestigieux et des membres des meilleurs orchestres d’Europe, dont les philharmonies de Berlin et Vienne.
On a donc thésaurisé huit symphonies de Mahler, trois de Bruckner, le Requiem de Mozart, un concerto de Prokofiev, un autre de Beethoven, dans des vidéos haute définition somptueuses, magnifiquement filmées et dirigées, avec un orchestre intégrant tour à tour entre autres les solistes des quatuors Alban Berg et Hagen, Emmanuel Pahud à la flûte, Sabine Meyer à la clarinette, Renaud et Gautier Capuçon au violon et violoncelle, Natalia Gutman au violoncelle, Wolfram Christ à l’alto.
Mais, à l’été 2013, c’est le dernier festival de Lucerne d’Abbado. Pour le concert d’ouverture, son dernier enregistrement vidéo, Abbado a choisi un programme varié intégrant l’Ouverture tragique de Brahms, un long extrait des Gurre-Lieder de Schoenberg et la troisième symphonie de Beethoven, l’Héroïque.
Le concert débute par l’Ouverture tragique de Johannes Brahms (1880). On regrette en voyant ce concert de ne pas avoir plus de témoignage vidéo d’Abbado dans Brahms (on a tout de même, chez Euroarts, le Concerto pour violon et le Requiem allemand). Mais ce n’est qu’une entrée en matière, une préparation pour ce qui va suivre.
Les Gurre-Lieder de Schoenberg ont été composés sur une longue période au début du XXe siècle. Écrite après la Nuit transfigurée, il s’agit d’une des toutes dernières oeuvres de Schoenberg avant que son style ne se transforme radicalement vers le dodécaphonisme.
L’orchestre est énorme, extrêmement renforcé par rapport au Brahms, et par rapport au Beethoven qui suivra. On note par exemple six clarinettes, huit cors, quatre percussionnistes, quatre harpes. L’extrait choisi (fin de la première partie) est un long interlude orchestral suivi du célèbre Chant de la colombe.
On regrettera que les sous-titres existent en allemand, anglais, coréen et japonais mais pas en français, un choix éditorial nouveau, mais qui en dit long sur l’évolution du public français vue des grandes compagnies internationales du disque.
Cela dit, la partie chantée est courte et la performance de la soprano japonaise Mihoko Fujimura est suffisante en elle-même.
La Symphonie héroïque est une de ces oeuvres qui ont forgé l’Histoire de la Musique, comme Orfeo de Monteverdi, le premier opéra de tous les temps, comme La Bohème où Puccini rendait populaire un nouveau style, comme la première symphonie de Mahler, la première oeuvre qui annonce le XXe siècle.
La troisième symphonie de Beethoven fait plonger dans le XIXe siècle, fait le pont entre des centaines de symphonies classiques (quarante et une rien que chez Mozart, plus de cent chez Haydn, les deux premières de Beethoven, etc.) du XVIIIe siècle et le siècle romantique.
La troisième symphonie était déjà le chef‑d’oeuvre de l’intégrale Beethoven qu’Abbado a enregistrée en vidéo à Berlin dans les années 2000. Un DVD que je regarde et offre très souvent. Mais l’interprétation de 2013 n’a rien à voir.
Avec des tempos extrêmement retenus (la symphonie est jouée en une heure entière, un record), un recueillement inouï, une lisibilité parfaite, des basses qui mettent une pression insoutenable, Abbado dirige l’ensemble comme un requiem, le sommet étant naturellement la marche funèbre, que personne n’a jouée ainsi.
Évidemment, depuis le décès d’Abbado début 2014, ce DVD est un événement. Il est d’autant plus poignant qu’il traduit constamment la fin d’une époque. Les artistes de l’orchestre que l’on suit tous les ans depuis dix années ont perceptiblement tous vieilli.
Le contrebassiste, Aloïs Poch, porte désormais une barbe grise, Sabine Meyer a besoin de lunettes, les joueurs de timbales, de cor anglais, de trompette, fidèles tous les ans, sont visiblement marqués depuis les concerts de 2003–2004. Seul l’altiste Wolfram Christ, déjà vétéran à la création de l’orchestre (il fut alto solo de l’orchestre philharmonique de Berlin de 1978 à 1999) paraît inchangé.
C’est certain, il y aura un avant et un après la série d’Abbado à Lucerne.