Exigence
Au moment où l’exigence et la rigueur – vertus polytechniciennes s’il en fut – semblent remises en question dans nombre de domaines, et pas seulement dans l’éducation nationale, on peut s’interroger : qu’en serait-il de la culture occidentale si Shakespeare, Racine, Flaubert, Vermeer, Manet, Bach, Mozart, Debussy, Ravel, Hitchcock, Bergman et bien d’autres avaient pratiqué la facilité et l’à‑peu-près ?
Une œuvre d’art peut-elle exister sans que l’artiste – écrivain, peintre, musicien, cinéaste – l’ait longuement travaillée et reprise, qu’il en ait éliminé de nombreuses versions avant d’être suffisamment satisfait pour l’estimer présentable ?
Fiançailles pour rire
Sous ce nom sympathique, titre d’un cycle de mélodies de Poulenc sur des poèmes de Louise de Vilmorin, Erato publie un recueil de mélodies de Fauré, Chabrier, Poulenc, Chausson, Duparc, par Nathalie Dessay accompagnée par Philippe Cassard avec, pour l’une d’entre elles, le Quatuor Ébène1.
Il s’agit de pièces qui, éphémères en première apparence, semblent destinées au public léger des salons fin de siècle et non au filtre exigeant des musicologues et des amateurs éclairés d’aujourd’hui. Et pourtant, écoutez Après un rêve ou Spleen de Fauré, Extase de Duparc, Chanson pour Jeanne de Chabrier : pas une note qui semble de trop, pas une harmonie que l’on aimerait changer.
Même le pudique Poulenc, qui cherche comme toujours à donner l’apparence de l’improvisation et de la légèreté, démontre comme à son corps défendant dans Colloque qu’il aura fallu beaucoup de travail et, sans doute, de ratures, pour parvenir à cette subtile simplicité.
Chanson perpétuelle, sur un poème de Charles Cros, fut la dernière œuvre de Chausson. Sa ligne mélodique exquise, son accompagnement très élaboré pour piano et quatuor à cordes, font de cette pièce riche et complexe le sommet de l’album.
Deux quatuors de Brahms
Avant de publier ses trois quatuors, Brahms en aurait, dit-on, détruit une vingtaine, tous disparus aujourd’hui.
Le Quatuor Artemis, l’un des meilleurs d’aujourd’hui, vient d’enregistrer les numéros 1 et 32. Brahms écrit du Quatuor n° 1 à son dédicataire, son ami le chirurgien Billroth, que sa composition a été « un accouchement au forceps ».
Et l’on comprend à l’écoute qu’il ait attendu ce quatuor pour le juger digne d’être publié : c’est l’absolue perfection de la forme, dans la lignée de Beethoven et Mozart, c’est du Brahms que vous identifiez dès les premières mesures. Mais c’est surtout l’émotion garantie : comme dans toute la musique de Brahms, la perfection formelle ne suffit pas ; Brahms s’adresse à vous et vous touche au plus profond, avec vos joies et vos misères. Brahms, c’est vous.
Le Quatuor n° 3 est de la même veine, très construit, émouvant, très fort. Au total, deux chefs‑d’œuvre, au sens que les artisans dignes de ce nom donnaient autrefois à ce mot.
Deux jeunes interprètes : Rattle et Gavrilov
Simon Rattle (qui n’est pas encore « Sir ») a 22 ans, Andrei Gavrilov aussi. Nous sommes en 1977 et ils enregistrent le Concerto pour piano n° 1 de Prokofiev et le Concerto pour la main gauche de Ravel avec le London Symphony Orchestra3.
Prokofiev avait 21 ans lorsqu’il composa son premier concerto pour piano. Cette conjonction de trois jeunesses donne, on pouvait s’y attendre, un résultat éblouissant : un feu d’artifice.
Le Concerto, à redécouvrir, est le plus brillant et aussi le plus séduisant des cinq de Prokofiev, encore marqué par l’héritage de Liszt. Gavrilov, qui a emporté deux ans auparavant le prix Tchaïkovski et possède une technique d’acier qui fait merveille dans les sections percutantes, dompte sa fougue avec un toucher de velours et une belle palette de couleurs, et pas seulement dans les sections lentes.
Son jeu précis s’épanouit dans les dix pièces de Roméo et Juliette qui, sur le disque, suivent le Concerto. Quant à Rattle, il rend impalpables et soyeuses les cordes du LSO. Dans le Concerto pour la main gauche de Ravel, les deux interprètes font preuve exactement des mêmes qualités : force contenue, poésie onirique.
Rattle, comme on le sait, prend la direction du LSO en 2017, retour aux sources. Déjà à 22 ans, il pratiquait beaucoup plus de répétitions que ses confrères, travaillant et retravaillant telle section jusqu’à ce qu’il en soit pleinement satisfait, comme il le fera par la suite avec le Berliner Philharmoniker, interrompant le travail pour un déjeuner rapide et reprenant la répétition sans attendre et sans fixer de limite à l’après-midi.
Au total, la recherche de la perfection par le travail, l’exigence et la rigueur ne devraient-elles pas être l’impératif de toute œuvre d’art – et, au fond, de toute œuvre tout court ?
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1. 1 CD Erato.
2. 1 CD Erato.
3. 1 CD Warner.
2 Commentaires
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Art et rechercher de la perfection
Merci à Jean pour sa chronique, pour ses chroniques en fait, toujours pleines d’esprit, de profondeur et de musique pour les yeux appelant celle qui charme les oreilles !
Je réagis sur l’idée qu’il développe dans ce texte, à savoir, pour simplifier, que tout chef d’oeuvre participe d’une élaboration lente et besogneuse. En fait, c’est vrai pour beaucoup d’entre eux : Flaubert a mis, je crois, cinq ans pour écrire « Madame Bovary » alors que certains romanciers sortent un opus tous les 2 ou 3 mois. Mais Stendhal a dicté à son secrétaire « la Chartreuse de Parme » en trois semaines, en faisant les cent pas dans son cabinet de travail… En matière musicale, et je sais qu’il s’agit d’un domaine que Jean ne dédaigne pas, il y a aussi tout le jazz qui repose sur l’improvisation, et donc sur une création instantanée qui ne participe pas d’un état de tension appliquée, mais plutôt d’un état de grâce. Là où je rejoins Jean, c’est que pour être Stendhal ou Art Tatum, il faut avoir beaucoup travaillé. Au final, pas de grande oeuvre sans un terrain propice et un gigantesque effort de transformation, qu’il porte sur l’artiste lui-même ou sur l’oeuvre qu’il crée.
Amitiés polytechniciennes,
François de Larrard (78)
réponse à François de Larrard
Merci beaucoup à François pour ce commentaire. Le jazz, que nous pratiquons l’un et l’autre, moi en amateur, François en grand professionnel, et qui fait largement appel à l’improvisation,semble effectivement être un contrexemple de la recherche de la perfection par le travail exigeant. Mais est-ce bien certain ? Ecoutons, par exemple, deux interprétations du même standard par Art Tatum, enregistrées à plusieurs années de distance : elles sont non identiques mais très proches : Art Tatum a, au fil des années, amélioré puis stabilisé son interprétation et ce qui était à l’origine peut-être en grande partie improvisé est devenu une oeuvre où l’improvisation n’occupe qu’une place marginale. Quand, dans un club de jazz, on écoute un chorus réellement improvisé, il est rare que l’on soit impressionné, sauf dans de rares moments de fulgurance géniale. Mais tout le monde n’est pas Charlie Parker.
Les esquisses de Matisse – réel génie – ne valent pas ses tableaux achevés. Stendhal est un peu long et prolixe dans la Chartreuse, à laquelle on peut préférer à bon droit Le Rouge et le Noir, oeuvre plus travaillée, et…L’Education sentimentale de Flaubert. Vive le génie…et le travail !
Jean Salmona (56)