Concevoir et déployer une politique industrielle dans l’Union européenne
Depuis 2010, à la lumière de la crise et des effets négatifs de la désindustrialisation, la Commission s’est autorisée à parler de « politique industrielle », expression jusqu’alors taboue.
Il s’agit essentiellement de mieux coordonner les politiques européennes existantes pour agir sur l’ensemble de la chaîne de production, et d’avoir ainsi une approche différenciée par grands secteurs, une approche large, assemblant les outils communautaires autour d’un objectif commun de soutien aux entreprises industrielles.
Mais cette politique industrielle européenne n’entend pas structurer de filières, encore moins se substituer aux gouvernements nationaux, car la dynamique essentielle se joue aux échelons locaux.
La Commission européenne n’a pas de représentants en région : elle se positionne en appui des pouvoirs publics nationaux et régionaux, en proposant des diagnostics de compétitivité dans le cadre du Semestre européen ou des plateformes de coopération, comme le Cluster portal. Elle ne peut aller plus loin car l’article 173 du Traité interdit toute mesure « pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ».
REPÈRES
L’industrie en Europe représente 15 % du PIB, soit un peu plus de 2 000 milliards d’euros de valeur ajoutée. Mais elle compte surtout par son effet d’entraînement, puisqu’elle représente 80 % des exportations européennes et 80 % des investissements du secteur privé.
Elle est en interaction avec de nombreux secteurs, des matières premières et de l’énergie jusqu’aux services aux entreprises et aux consommateurs, voire au tourisme. Et chaque nouvel emploi créé en induit 0,5 à 2 autres dans le reste de l’économie.
Approche homogène, industrie hétérogéne
Cette approche transversale n’a de sens que dans une économie relativement homogène. Or, le marché unique et plus encore la zone euro n’ont pas favorisé la convergence industrielle des États. Les indicateurs macroéconomiques – taux d’intérêt, inflation, croissance – ont pu se rapprocher, mais les structures économiques se sont éloignées.
Chaque pays s’est spécialisé en fonction de ses avantages comparatifs (capital initial, infrastructures, localisation géographique, niveau de qualification de la population active), d’où une différenciation croissante des biens et services produits.
“ Mieux coordonner les politiques européennes pour agir sur la chaîne de production ”
Par effet d’agglomération et pour bénéficier de meilleurs rendements, les activités les plus productives et innovantes se sont regroupées au centre de la zone euro (Allemagne notamment), qui a le double avantage d’être le barycentre du marché européen et le lieu des industries et centres de R&D les plus innovants.
La périphérie de la zone euro s’est, au contraire, spécialisée dans les activités peu sophistiquées (tourisme, services à la personne, construction). Paradoxalement, les pays les plus ouverts à la mondialisation – les nomades – sont au centre et les autres – les sédentaires – à la périphérie.
Déséquilibres internes
La « politique industrielle européenne » améliore donc la compétitivité globale de l’Europe, mais produit aussi des divergences. Ainsi, l’Europe se trouve dans la situation surprenante d’avoir une balance commerciale à l’équilibre, voire légèrement positive, et des déséquilibres commerciaux internes très importants : par exemple en 2007 + 129 Md€ pour l’Allemagne et – 48 Md€ pour l’Espagne.
Pour faire face à cette hétérogénéité, les règles ne devraient pas être les mêmes pour tous les pays. Or, c’est précisément à l’inverse que s’emploient toutes les nouvelles procédures budgétaires et économiques de la zone euro.
La Grèce, un contre-exemple
Depuis la crise des subprimes, les déséquilibres ont changé de pays, mais pas d’ampleur.. L’Espagne a retrouvé l’équilibre grâce à la compression des importations, la Grèce et le Portugal y tendent, mais la position de la France s’est considérablement dégradée pour les raisons inverses. Cette situation conduit à une mauvaise allocation des ressources et un déficit d’investissement et d’innovation.
“ Une balance commerciale à l’équilibre et des déséquilibres commerciaux internes ”
Deux visions s’opposent alors. Soit maintenir des règles communes et demander à chaque État membre de fournir les efforts nécessaires (ouverture à la concurrence, facilitation des démarches administratives, réduction du coût de la main‑d’œuvre) pour regagner en compétitivité, avec un soutien financier éventuel de l’Union européenne : c’est l’approche retenue pour la gestion de la crise grecque.
Soit souhaiter davantage de fédéralisme pour entériner des transferts entre pays et forcer la convergence des économies : c’est la fonction première des fonds structurels, qui ont aidé la Grèce à moderniser – mais pas suffisamment – son économie.
Les limites du chacun-pour-soi
Dans les deux cas, les pays doivent se débrouiller par eux-mêmes, avec tout le soutien moral et financier des autres États certes, mais seuls. C’est là qu’une véritable politique industrielle européenne fait défaut.
La privatisation de certaines infrastructures ou entreprises grecques devait être l’occasion de resserrer les liens industriels en Europe : pourquoi le port du Pirée n’a‑t-il pas été racheté et modernisé par des investisseurs allemands, ou les mines de Chalcidique par des entreprises françaises ?
DES SOUTIENS CIBLÉS
En janvier 2014, la Commission a mis l’accent sur le soutien aux innovations dites transversales, comme les nanotechnologies, les bioprocédés industriels ou la robotique. L’objectif est la diffusion de ces technologies, appelées Key Enabling Technologies (KET), dans les entreprises, et en particulier les PME, de toutes les régions d’Europe. Elle veut aussi contribuer au développement de l’esprit d’entreprise, au renforcement de la propriété intellectuelle, à un meilleur accès au financement et à l’internationalisation des entreprises de l’UE par les accords de libre-échange.
Le fonds de privatisation prévu par l’accord du 13 juillet 2015 devrait conduire à une plus grande détention transfrontalière du capital des entreprises.
À défaut de cette « solidarité industrielle », l’ajustement se fait de la pire manière : contraction de la consommation, sous-investissement, exil. Même si les statistiques manquent, on peut estimer à près d’un million les jeunes d’Europe du Sud qui ont émigré vers le reste de l’Europe, en Amérique du Nord ou ailleurs.
Ainsi, alors qu’Athènes était à la pointe de l’informatique, avec des centres R&D de Nokia, HTC et Microsoft notamment, de nombreux informaticiens sont tentés de s’exiler, détruisant progressivement l’avantage comparatif de la Grèce dans ce secteur. Les divergences s’accentuent et s’enracinent.
Industrie en Europe, industrie européenne
La compétitivité de l’industrie européenne tiendra au contexte législatif, fiscal et scientifique, bien sûr, mais également à la capacité des Européens à construire une industrie véritablement européenne. Voilà l’enjeu des années à venir. Le marché unique ne suffit pas. Les filières ne se structurent pas spontanément, les déséquilibres ne se résorbent pas par magie, il est nécessaire que la politique, en ce qu’elle a de plus noble, s’en mêle.
Chaque État a une idée précise de ce qu’est sa « politique industrielle », du laisser-faire à l’interventionnisme, et une politique industrielle européenne ne peut être la somme, même virtuose, de ces antagonismes. Elle doit être imaginée, inventée.
Il peut s’agir de promouvoir la détention transfrontalière du capital ou la création de centres industriels innovants à la périphérie. L’avenir de l’Europe sera lié à celui de son industrie.