Gouvernance de l’Internet et gouvernance sur l’Internet
L’architecture du réseau Internet est auto-gouvernée par des principes et mécanismes institutionnels globaux, sans frontières. En face les usages de l’Internet restent régis par des législations et règles nationales. Peut-on faire évoluer ces dernières vers une gouvernance inspirée de celle des réseaux ?
Le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) a adopté en 2005 la définition suivante de la « gouvernance Internet » :
« L’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de prise de décision et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet. »
REPÈRES
Liberté d’expression, vie privée, cybercriminalité, surveillance de masse, bouleversement de secteurs traditionnellement régulés, lutte contre le terrorisme : les enjeux liés aux usages de l’Internet ne cessent de se multiplier et occupent désormais la première page des journaux.
Les règles applicables n’en sont pas claires pour autant et les débats s’intensifient entre les partisans d’une réglementation la plus légère possible pour favoriser l’innovation et les tenants de l’instauration nécessaire d’un « code de la route » pour limiter les usages abusifs du réseau.
Un jeu multiacteurs
Deux éléments méritent une attention particulière dans cette définition. En premier lieu, la reconnaissance que les différentes catégories d’acteurs (en anglais : stakeholders) ont un rôle, certes variable, à jouer dans l’élaboration et la mise en œuvre des régimes de gouvernance relatifs à l’Internet. C’est le fondement de l’approche dite « multiacteurs ».
Le second élément est le fait que la gouvernance Internet concerne à la fois l’évolution du réseau et ses usages, en d’autres termes : la gouvernance « de » l’Internet et la gouvernance « sur » l’Internet.
Un écosystème institutionnel distribué
Contrairement au réseau téléphonique, constitué progressivement par la connexion entre réseaux nationaux (comme en témoignent les indicatifs des pays), l’architecture technique de l’Internet a été conçue sans référence particulière au découpage territorial entre États. On dit souvent que l’Internet est sans frontières mais il est plus exact de dire qu’il est transfrontière.
LE DILEMME DU PRISONNIER
Imaginé par Tucker en 1950, le « dilemme du prisonnier » est celui auquel sont confrontés deux prisonniers qui auraient intérêt à coopérer, mais ne le font pas car ils ne peuvent communiquer. Cet exemple est transposable à de multiples domaines et peut s’appliquer à la gouvernance sur l’Internet : il illustre la nécessité d’une coopération internationale pour éviter une situation sous-optimale.
Un ensemble d’institutions a été progressivement mis en place pour développer et administrer chacune des composantes de la couche logique de l’Internet :
- l’Internet Engineering Task Force (IETF) et le World Wide Web Consortium (W3C) respectivement pour les protocoles TCP/ IP et HTML/http ;
- les Registres Internet régionaux (RIRs) pour la distribution des adresses IP ;
- un réseau de « serveurs racine » et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) pour coordonner plus particulièrement le système de noms de domaines.
Une construction progressive
Chacune de ces entités a été créée à mesure que le besoin s’en faisait sentir, par une coopération entre les acteurs concernés et non dans un cadre intergouvernemental.
Leurs modalités de fonctionnement sont variables, mais elles fonctionnent toutes sur un modèle participatif, dit multiacteurs, ouvert à tous. Elles constituent un système de gouvernance distribué qui a garanti l’interopérabilité globale d’une infrastructure servant désormais plus de trois milliards d’utilisateurs.
Ce succès peut-il être reproduit pour la gouvernance « sur » l’Internet ?
Une gouvernance sur l’Internet encore embryonnaire
Bertrand de La Chapelle préside la réunion annuelle du projet « Internet & Jurisdiction » à Berlin en octobre 2015.
Si l’architecture technique du réseau Internet est foncièrement globale et agéographique, il n’en va pas de même du système juridique international. Celui-ci repose en effet sur des juridictions définies par les limites territoriales des États.
Par conséquent, la tension entre les espaces et services en ligne – transfrontières – et le patchwork des législations nationales ne cesse de s’accroître.
La plupart des problèmes liés à l’utilisation de l’Internet sont extrêmement difficiles à résoudre dans le cadre du système westphalien de séparation des souverainetés et de non-ingérence dans les affaires intérieures des États.
Un enchevêtrement de règles incompatibles
Pire, en l’absence de traités ou d’accords internationaux (à la notable exception de la convention de Budapest sur la cybercriminalité), gouvernements et plateformes Internet s’en remettent aux outils dont ils disposent : lois nationales à l’application de plus en plus extraterritoriale et conditions d’utilisation (Terms of Service) élaborées unilatéralement.
Le résultat de ce « dilemme du prisonnier » est un enchevêtrement de règles potentiellement incompatibles rendant le problème encore plus difficile à résoudre.
Cette course aux armements légale risque de fragmenter le cyberespace et menace les bénéfices apportés par cette infrastructure globale.
Des instances de dialogue à créer
Une coopération internationale est nécessaire entre les différents acteurs pour élaborer les règles applicables à ces cyberespaces communs.
Malheureusement, les lieux permettant un tel dialogue n’existent pratiquement pas. Certes, le Forum sur la gouvernance Internet (IGF), création du SMSI, offre depuis 2006 un espace de dialogue permettant la mise à l’agenda et une discussion entre tous les acteurs de leurs sujets d’intérêt ou de préoccupation communs.
Mais la réussite indéniable de cette rencontre annuelle, qui a suscité des imitations intéressantes aux niveaux régional (tel EuroDIG) ou national (tel le FGI-France), ne permet pas encore un travail récurrent en groupes de travail pour élaborer, valider et mettre en œuvre de véritables régimes opérationnels.
Le système demeure incomplet, embryonnaire. Comment aller plus loin ?
Conférence sur la géographie du cyberespace.
Une approche pragmatique sujet par sujet
Le panel d’experts réuni en 2014 sous la présidence de Toomas Ilves, président de l’Estonie, a, dans son rapport, entériné l’idée d’une approche pragmatique, sujet par sujet, selon un concept de « groupes de gouvernance distribués ».
Formés à l’initiative d’un facilitateur neutre, de tels réseaux de gouvernance thématiques (issue-based governance networks) rassembleraient les acteurs concernés pour développer et mettre en œuvre des régimes volontaires.
Cette méthodologie est conforme à la pratique de coopération qui a donné naissance à l’écosystème décrit plus haut pour la gouvernance de l’Internet : des initiatives spontanées (bottom-up), émergeant à mesure que les besoins sont identifiés, ne nécessitant pas d’autorisation préalable et jugées uniquement sur leur capacité à obtenir un consensus autour de pratiques standard.
Les conditions de la réussite
Un atelier du Forum sur la gouvernance Internet (IGF) à Istanbul en 2014.
La neutralité des facilitateurs, un effort d’identification et d’implication des divers acteurs pertinents pour le sujet traité (gouvernements, société civile, business, milieu académique, organisations internationales, opérateurs techniques), et une transparence dans le compte rendu de l’avancement des travaux, tels sont quelques-uns des critères nécessaires à la légitimité de telles initiatives.
C’est l’approche retenue depuis 2012 par le projet « Internet & Jurisdiction ». Ce processus de dialogue multiacteurs implique plus d’une centaine d’acteurs des divers secteurs à travers le monde autour des conflits de juridiction relatifs à l’Internet.
Le premier résultat de ce dialogue est la proposition d’un cadre de coopération et de due process relatif aux requêtes transfrontières en matière de saisie de noms de domaines, de retrait de contenus jugés illégaux et d’identification des utilisateurs.
Le nombre croissant de requêtes directes adressées par les autorités publiques d’un pays à des opérateurs Internet situés à l’étranger soulève en effet des questions essentielles de transparence et de garanties procédurales.
Un laboratoire de la bonne gouvernance
Le sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) de Tunis a fourni une définition de la Gouvernance Internet.
© DAVID WEEKLY
L’ère numérique lancée par le développement irrépressible de l’Internet a peu à peu des effets sur toutes les activités humaines. Sans surprise, politique et réglementation n’y échappent pas, plaçant des problématiques anciennes dans un cadre de plus en plus transnational ou soulevant des difficultés entièrement nouvelles.
En s’appuyant sur les leçons du système qui a prouvé son efficacité dans la gouvernance du réseau lui-même (sans pour autant le reproduire à l’identique), il nous appartient aujourd’hui de développer les nouveaux outils de la gouvernance sur l’Internet et de prouver que l’approche multiacteurs peut fournir des solutions pragmatiques de coopération transnationale.
La gouvernance Internet est un laboratoire. Si nous parvenons à développer de nouveaux mécanismes de dialogue et de coopération dans ce domaine complexe, tout laisse à penser que cette méthodologie trouvera de nouvelles applications dans d’autres domaines.
Nous passerons ainsi de la gouvernance « de » et « sur » l’Internet à la nécessaire gouvernance à l’ère de l’Internet. C’est dire l’importance des enjeux.