Trois interprètes français
Renaud Capuçon joue Lalo, Bruch, Sarasate (Orchestre de Paris dirigé par Paavo Järvi)
Bertrand Chamayou joue Ravel
Marc-André Hamelin joue Kapustin
À de rares exceptions près, tous les grands violonistes et pianistes contemporains, qu’ils soient français, russes, chinois ou autres, maîtrisent parfaitement leur instrument et possèdent une technique sans faille – à la différence de certains de leurs aînés de la première moitié du XXe siècle (tel Alfred Cortot), dont on ne peut écouter les enregistrements aujourd’hui sans sourire tant ils sont truffés de fausses notes, d’approximations et d’emphase.
Aussi n’est-ce pas sur leur technique qu’on peut les différencier mais sur ce « je-ne-sais-quoi » et ce « presque-rien » chers à Vladimir Jankélévitch, qui font qu’on les écoute avec émotion ou que l’on reste extérieur.
Renaud Capuçon, Lalo, Bruch, Sarasate
Renaud Capuçon n’est pas seulement un des grands violonistes d’aujourd’hui, peut-être le meilleur des violonistes français. Comme Menuhin avant lui, il possède un charisme et une empathie rares qui font que le public lui est acquis dès son entrée en scène.
Il vient d’enregistrer avec l’Orchestre de Paris dirigé par Paavo Järvi trois œuvres phares du répertoire : la Symphonie espagnole de Lalo, les Airs bohémiens de Sarasate et le 1er Concerto de Max Bruch1.
Sans sa présence physique, la magie est cependant intacte. C’est que, au-delà de son charisme, Capuçon possède une autre qualité encore plus rare : la sincérité. Il n’a recours à aucun de ces « trucs » de violonistes qui provoquent l’émotion au premier degré ou qui étonnent par leur hardiesse, mais il s’efface devant l’œuvre qu’il interprète, essayant de coller au plus près à ce qu’a voulu le compositeur.
Écoutez par exemple le mouvement lent du Concerto de Bruch : loin du pathos fréquent dans certaines interprétations, c’est lumineux.
Renaud Capuçon est le directeur omniprésent et chaleureux du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, que nous recommandons aux camarades qui aiment la belle musique et non les mondanités.
Bertrand Chamayou, Ravel
Ravel avait dit de Marguerite Long, la créatrice de son Concerto en sol pour piano : « Avec elle, je suis tranquille, elle n’interprétera pas. »
Bertrand Chamayou s’est largement inspiré de cette recommandation implicite en enregistrant l’intégrale de l’œuvre pour piano seul de Ravel2. La musique de Ravel est extrêmement complexe et élaborée, laissant peu d’initiative à l’interprète dont le travail consiste essentiellement à restituer la clarté, la fluidité et le caractère quasi impalpable de cette musique à la fois sensuelle et onirique que tout excès – virtuosité affirmée, sentimentalisme, emphase – détruirait.
À cet égard, Chamayou joue comme Boulez dirigeait, avec le soin de distinguer chaque plan sonore, de rendre chaque note, chaque accord intelligible pour l’auditeur tout en s’effaçant : c’est la musique de Ravel, non l’interprète, qui doit faire rêver l’auditeur. C’est parfait.
L’intégrale comprend notamment Jeux d’eau, la Sonatine, Le Tombeau de Couperin, les Valses nobles et sentimentales, Gaspard de la nuit, et toutes les autres pièces que l’on connaît (à l’exception de La Valse, dont la superbe orchestration par Ravel rend la réduction pianistique sans grand intérêt), dont quatre peu jouées : À la manière de Borodine, Sérénade grotesque, Menuet, Prélude.
S’y ajoutent la transcription pour piano de la mélodie Kaddish et une pièce clin d’œil de Casella, À la manière de Ravel.
Marc-André Hamelin, Kapustin
Il est rare que l’on rencontre un disque aussi rafraîchissant, aussi délicieux et aussi novateur que l’album de pièces de Nikolai Kapustin que vient d’enregistrer Marc-André Hamelin3. Il s’agit d’un mariage inattendu entre la forme classique et le style du jazz – rythme et harmonies – pour un pianiste possédant une technique transcendante.
Sept œuvres jalonnent ce parcours tout à fait inédit : Variations, Huit Études de concert, Bagatelles, Suite dans le style ancien, Sonate n° 6, Sonatine, Cinq Études en différents intervalles, où l’on retrouve pêle-mêle les influences de Stravinsky, Bill Evans, Bach, Gershwin, Oscar Peterson, Chick Corea, Erroll Garner, et même Willie Smith the Lion.
Cela a toutes les apparences de l’improvisation, mais c’est entièrement écrit. On pourrait dire, pour résumer à grands traits, que c’est ce genre de musique qu’aurait vraisemblablement écrite Liszt s’il avait vécu au XXe siècle et fréquenté les clubs de jazz.
Marc-André Hamelin joue ces pièces d’une extraordinaire difficulté avec la rigueur d’un interprète de Bach et le punch d’un jazzman virtuose. Écoutez cette sonatine-ragtime : si, dans la morosité ambiante, vous avez besoin d’un remontant, ce disque fera beaucoup mieux l’affaire que l’alcool ou les amphétamines – et vous en sortirez non pas groggy, mais ragaillardi.
_________________________________
1. 1 CD Erato.
2. 2 CD Erato.
3. 1 CD Hyperion.