Alain Goyé (85) et Hakara Tea (95): le Cambodge au cœur
N’étaient les 10 promos qui les séparent, on les prendrait pour des frères jumeaux : Alain, l’aîné, X 85, plus réfléchi, une lueur d’inquiétude dans l’œil ; Hakara, le cadet, X 95, chaleureux, volubile comme le Breton aux racines cambodgiennes qu’il se flatte d’être.
Entre eux deux, un pacte pour la vie : recréer une élite au service du pays des aïeux d’Hakara et de l’épouse d’Alain, le Cambodge, miné par la guerre et la corruption. Alain « l’œuf » : blanc dehors, jaune dedans ; Hakara « la banane » : jaune dehors, blanc dedans. Deux frères.
Tout commence en 1990. Alain, passionné de musique, fraîchement diplômé de Télécom, part pour deux ans pour la Thaïlande. Il va y développer une école ‘d’ingénieurs’ dans un camp de réfugiés cambodgiens. Changement de décor : 200 000 personnes s’agglutinent dans ce camp, où le commerce des armes tient table ouverte et que l’armée vietnamienne, maîtresse du Cambodge voisin, a longtemps bombardé pour affaiblir la résistance.
Pour un salaire de moins de 150 $ par mois, Alain s’attache à donner un horizon professionnel aux jeunes qui lui sont confiés. Tâche qu’il poursuivra trois ans à Phnom Penh, en créant un foyer d’étudiants tandis qu’il prend part à la réhabilitation de l’Institut de Technologie du Cambodge (où l’X recrute aujourd’hui ses étudiants Cambodgiens).
De retour en France, il réinvestira sa passion musicale dans des recherches appliquées à la réhabilitation auditive, et obtiendra un diplôme d’audioprothésiste au CNAM.
Depuis ce temps-là, le Cambodge a toujours hanté Alain. Après 1995 il y retourne régulièrement pour des missions sur les réseaux de drainage et d’assainissement ou de distribution d’eau. Il rencontre alors Virginie Legrand, auteur d’un partenariat entre Enfants du Mékong et Accenture. Avec des dirigeants d’Accenture et d’associations d’aide à l’enfance, ils fondent Passerelles numériques pour aider des jeunes à sortir de la pauvreté, et contribuer au développement informatique du pays.
On a du mal à imaginer à quel point le Cambodge d’alors était démuni en informatique : pas de système Unicode pour transcrire l’écriture très particulière du pays khmer, donc pas de bases de données ; aucun manuel utilisateur, à peine quelques pages internet en cambodgien ; des profs de maths en faculté recrutés à partir des quelques professeurs de lycée survivants d’un génocide impitoyable pour les intellectuels ; des profs de maths de lycée qui ne maîtrisaient pas la règle de 3… C’est alors qu’arrive Hakara.
Fils d’un couple de Cambodgiens installés par le hasard des choses en Bretagne, Hakara entre brillamment à l’X en 1995. Après l’X, il met les voiles sur Stanford. Il y découvre le nouveau visage de la mondialisation des élites : 70 % d’Extrême-orientaux, 20 % d’Indiens, 8 % d’Européens et… à peine 2 % d’Américains en master.
Il y passe des nuits blanches à programmer. De retour en France, il commence une carrière de consultant en stratégie, ce qui lui permet de rembourser en deux ans l’emprunt contracté pour aller à Stanford. Il est toutefois curieux du pays de ses parents, alors tenu d’une main de fer mais pas encore apaisé.
En 1997, les fondateurs de l’association Pour un Sourire d’Enfant étaient passés à l’X dans le cadre d’un roadshow. Dans le grand amphi PoinK, ils étaient 3… Les fondateurs de PSE y parlent d’un X qui leur a prêté main forte pour monter l’association, Alain. Cette rencontre donne envie à Hakara d’aller y faire son stage ouvrier, mais la forte instabilité politique de l’été 97 le fait changer d’avis.
En 2002, Hakara reprend langue avec Alain pour se faire recommander auprès de PSE où il voudrait effectuer une mission d’un mois en bénévolat… Il y restera 6 mois. De retour en France, motivé par un ami cinéaste, rencontré au Cambodge, il se laisse embarquer en Afghanistan pour une série d’études de marché (sur la valorisation des fruits et légumes, sur le développement d’activités locales, de la fabrication de savon à l’élevage du poulet…). Il y réalise son désir profond de vivre d’une activité liée au développement.
Alain ne l’a pas oublié. Il le recontacte en 2005 pour l’aider à lancer le centre pilote de Passerelles numériques à Phnom Penh. Hakara accepte. Le projet consiste à ouvrir une formation post-bac d’administrateur systèmes et réseaux par apprentissage à l’intention de jeunes issus des milieux pauvres.
Le mécénat d’Accenture s’avère déterminant : ses études du marché national montrent que le nouveau centre pourra rapidement couvrir 30 % des besoins en main d’œuvre du pays. Le PDG d’Accenture France, Benoît Genuini, X 73, s’impliquera à titre personnel dans le projet avant de devenir le président de l’association.
Le défi est pourtant de taille. Comment garder la tête froide à des jeunes à qui l’on confiera des joujoux à 500 $ pièce, alors que leurs parents gagnent à peine 40 $ par mois ? Comment s’assurer qu’ils mettront leurs compétences nouvelles au service de leur peuple et non au leur propre ?
Alain et Hakara ont une intuition, et le destin leur donne un clin d’œil déterminant. D’abord, ils choisissent de recruter essentiellement dans les campagnes, avec une proportion équilibrée de filles et de garçons : impensable dans un pays qui, essentiellement rural, oublie ses campagnes, et tout particulièrement ses jeunes filles.
Les filles pourtant, à l’égal des garçons, sont de fortes personnalités : « J’ai survécu 15 ans sur la décharge, je ne devrais pas avoir trop de mal à résister au stress dans votre entreprise », répondit ainsi l’une d’entre elle à un recruteur ingénu. Les rabatteurs de Passerelles numériques sont des organisations humanitaires qui œuvrent dans les campagnes.
Ensuite, Alain convainc le père d’une amie, l’amiral Gérard Aublet, ancien préfet des études de Ginette, de venir s’installer pendant trois ans, avec sa femme et son chien, à Phnom Penh, pour y encadrer le centre en plein développement. Gérard Aublet y introduit l’esprit jésuite : « confiance, responsabilité, solidarité ».
Dans un pays où l’on n’aide pas son voisin et où la triche est un sport national, il introduit le travail en mode coopératif et les épreuves non surveillées dès la deuxième année. Il se refuse à ce que le centre « mette quelques souris de plus dans le fromage » (entendons : repêche quelques pauvres de leur condition misérable pour les introduire dans les cercles fermés des riches). Leurs élèves ont vocation à devenir les artisans du développement informatique et télécom du pays.
La belle page cambodgienne de leurs deux vies semble aujourd’hui tournée. Alain, toujours passionné par l’éducation des jeunes, s’apprête à devenir professeur de maths dans un lycée parisien. En ce chaud été 2015, il compulse d’un œil distrait ses futurs manuels. Après l’avoir aidé à étendre son action au Vietnam et aux Philippines, Hakara a quitté l’association en 2012 et décidé de revenir en France. « Il y a à faire ici aussi ! ».
Après quelques tâtonnements, notamment de belles rencontres avec ARES, une entreprise d’insertion de chômeurs de longue durée présidée par Philippe Crouzet, PDG de Vallourec, puis SynLab, association co-fondée par Camille Perrin, X 2006, il veut travailler au développement chez les enfants et les jeunes de leurs lifeskills, c’est-à-dire de leur créativité, de leur capacité à coopérer, de leur estime de soi. Toujours cette volonté qu’ils partagent de mettre des jeunes debout.
On l’a vu, le réseau des X aura été discrètement mais efficacement présent dans leur parcours. Mieux, il a été et reste déterminant. Si Hakara était bien seul dans le grand amphi Poincaré, le soir du roadshow, c’est un autre X 95, Hugues Faucheu, d’origine vietnamienne, qu’ils recrutent pour lancer Passerelles numériques au Vietnam ; Passerelles numériques a été ces dernières années un grand « consommateur » d’X au temps de leur stage de formation humaine et militaire ; des enseignants de l’X viennent aujourd’hui à Phnom Penh y recruter leurs futurs élèves, avec l’aide efficace du conseiller de l’ambassade de France, Moncef Meddeb, X 88 ; Guillaume Virag et Victor Combal-Weiss, X 06, ont lancé un social business pour l’agriculture au Cambodge ; et le groupe X Mines Ponts – Entrepreneuriat social, qu’ils ont aidé tous deux à lancer, est très couru par les jeunes camarades.
Au plan intellectuel, nos deux amis confessent que la formation « polytechnique » leur a été précieuse : vue la diversité des acteurs à impliquer sur ce type de projets, l’ouverture technique, économique et humaine des études à l’X leur furent bien utile.
Pour qui a sa boussole et est réceptif aux clins d’œil que la vie peut lui faire au moment où l’on s’y attend le moins, l’X mène à tout !