Surprendre, étonner
Vivaldi a écrit plus de 400 concertos, mais c’est, dit-on, 400 fois le même. La banalité, en musique tout particulièrement, ne pardonne pas. Mais s’il ne suffit pas d’être original pour être génial comme Rimbaud, ce n’est pas non plus une condition nécessaire : Bach, qui ne cherchait rien moins qu’à épater ses employeurs de Leipzig, en est l’évident contre-exemple.
Au fond, révolutionnaire ou classique, le génie trouve toujours son accomplissement.
TOUT SATIE
Erik Satie (1866−1925) passe pour l’archétype du créateur original à tout prix : compagnon des dadaïstes, auteur de pièces au nom improbable (Morceaux en forme de poire, Préludes flasques pour un chien, Pièces froides, Avant-dernières pensées, Valse du chocolat aux amandes, etc.), Satie a presque constamment innové sur une solide base classique : il avait été l’élève de Roussel et de d’Indy à la très académique Schola Cantorum – Rimbaud avait bien obtenu le premier prix de latin au Concours général.
Ami de Debussy, mascotte de Cocteau, gourou du Groupe des Six, Satie laisse une œuvre extraordinairement diverse, des Gymnopédies, archiconnues dans l’orchestration de Debussy et universellement révérées, y compris par les jazzmen, du ballet Parade dont on connaît le rideau de scène de Picasso, aux œuvres rares comme Socrate et la Messe des pauvres, en passant par des chansons 1900 comme Je te veux.
Forme modale, pièces pour piano minimalistes, orchestrations mettant souvent au premier plan les cuivres et associant même aux instruments, dans Parade, pistolet, et machine à écrire : Satie n’aura pas été qu’un précurseur, mais un compositeur majeur du XXe siècle, suivi par nombre d’autres comme Poulenc, Chostakovitch, Prokofiev, Sondheim, Philip Glass.
On vient de publier l’édition de son œuvre complète1 par des interprètes d’hier et d’aujourd’hui, tous de premier plan : Aldo Ciccolini, Mady Mesplé, Catherine Collard, le chef Pierre Dervaux et aussi Jean-Yves Thibaudet, Anne Queffélec, Alexandre Tharaud.
Courez le découvrir d’urgence : au-delà de la surprise, et comme diraient certains, « c’est du sérieux ».
HÉLÈNE GRIMAUD,
JEAN RONDEAU
Il faut maintenant, pour vendre, être médiatisé et, pour cela, surprendre. La très belle Hélène Grimaud, une des grandes pianistes d’aujourd’hui, élève des loups aux États-Unis, on le sait, ce qui est médiatique mais n’enlève rien à son talent, et se passionne pour l’éthologie.
Son dernier disque prend prétexte d’exalter l’eau et son rôle dominant pour la vie, pour associer des pièces qui ont l’eau pour thème : Jeux d’eau de Ravel, la Barcarolle n° 5 de Fauré, Almeria d’Albéniz, Les Jeux d’eau à la villa d’Este de Liszt, Dans les Brumes de Janacek, La Cathédrale engloutie de Debussy, Wasserklavier de Berio, entrecoupées de brèves transitions écrites pour ce disque par Nitin Sawhney2.
Au-delà des interprétations parfaites et aux couleurs chatoyantes de ces pièces dont se dégage une surprenante cohérence, un disque que l’on peut – qu’il faut – écouter d’une traite, détendu, dans un siège confortable qui invite à la décontraction, en buvant lentement, pourquoi pas, un pastis largement étendu d’une eau bien fraîche.
Sous le titre Vertigo, le claveciniste Jean Rondeau vient d’enregistrer, alternées en entrelacs à visée poétique, des pièces de Rameau et de son contemporain Pancrace Royer, sur un superbe clavecin d’époque3.
Parmi les pièces de Rameau dont plusieurs nous sont familières, comme Les Sauvages (extraite des Indes galantes), on découvre des pépites comme l’extraordinaire Prélude en la mineur.
Celles de Royer ont pour la plupart un caractère théâtral qui permet à l’interprète de prendre d’intéressantes libertés.
BARENBOÏM, VARIATIONS GOLDBERG
Après Wanda Landowska au clavecin, Glenn Gould a fait découvrir les Variations Goldberg au piano : pour la première fois, on « interprétait » Bach en mettant à profit les possibilités infinies de l’instrument. Depuis, d’autres sont venus, comme Perahia.
En 1991, Daniel Barenboïm, l’un des très grands chefs des XXe-XXIe siècles, avec Abbado, Bernstein, Rattle, Kleiber, les enregistre à son tour – enregistrement réédité aujourd’hui4.
Innovation : Barenboïm n’imite pas le clavecin ; il fait l’impasse sur les ornements et joue l’œuvre comme une œuvre orchestrale – il le dit lui-même.
Chaque variation est ainsi traitée comme une pièce à part entière, et sonne différemment des autres, avec ses propres couleurs. C’est superbe, très travaillé.
Du coup, Barenboïm, orfèvre, fait apparaître Gould comme un bûcheron.
On est plus que surpris : étonné et finalement subjugué. Un très grand disque.
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1. 10 CD Erato.
2. 1 CD Deutsche Grammophon.
3. 1 CD Erato.
4. 1 CD Erato.