Armement, exportations et transferts de technologie : le jeu des sept erreurs
Une explication du modèle économique de l’industrie d’armement. Aucun industriel ne saurait s’aventurer seul dans ce domaine, avec un fort taux de R&D et un marché imprévisible et c’est donc l’État qui finance pour son propre usage. L’exportation n’est qu’un bonus, bien intéressant sur le plan industriel et le plan diplomatique.
Êtes-vous pacifiste ? Atlantiste pur ? Fédéraliste européen ? Mondialiste ? Colonialiste ? Pensez-vous que la France, ou les autres nations, n’ont pas besoin de défense nationale et donc pas besoin d’armes ?
“ Quand un industriel investit, ce n’est pas avec la ferme intention de faire faillite ”
Ce n’est pas en quelques pages que je vais vous convaincre d’abandonner ces croyances, mais je veux proclamer qu’il faut à la France des armes libres d’emploi pour la guerre ou la dissuasion, et que s’il faut des embargos sur certaines armes et vers certains pays, nous ne pouvons refuser toutes nos armes aux pays que la charte des Nations unies autorise à s’armer comme nous-mêmes.
Comment créer pour nous, et le cas échéant vendre aux autres, des armes libres d’emploi ?
Dans les années 1920 ou 1930, vous auriez lu dans les colonnes de L’Humanité que les deux cents familles investissaient pour créer les instruments de mort nécessaires à l’asservissement des peuples, et dans celles du Petit Vingtième que Basil Bazaroff vendait leurs 75 à tir rapide au San Theodoros comme au Nuevo Rico, et comme des petits pains.
REPÈRES
Le développement des armements ne peut être autofinancé, car on ne peut prévoir leur marché. Il est nécessairement payé par l’État. Qui ne le fait que s’il veut une autonomie d’emploi de ces armements.
La Direction générale de l’armement propose et exécute la politique industrielle d’armement correspondante. L’industrie d’armement se concentre et se stabilise en monopoles.
L’exportation des armements vise principalement à augmenter l’emploi, dans le cadre de la politique industrielle générale.
PAS D’INITIATIVE PRIVÉE
C’est que le PCF, comme les scouts belges, croyait dur comme fer à l’initiative privée en matière d’armement. Or il ne pouvait y en avoir à l’époque et il ne peut y en avoir aujourd’hui.
Quand un industriel investit pour créer, par de la R & D et des outillages, des produits, ce n’est pas avec la ferme intention de faire faillite.
Il lui faut donc estimer au mieux le marché et sa rentabilité, le montant des investissements, les chances de succès de la R & D et le temps qu’elle va consommer, et convaincre son conseil puis son banquier.
DU GOUDRON ET DES PLUMES
On comprend que ceux-ci s’inquiètent déjà si le volume de R & D est très élevé, car cela veut dire date d’aboutissement lointaine et forts risques d’échec. Si, de surcroît, le ratio investissement sur chiffre d’affaires attendu est un multiple élevé du taux de rentabilité habituel de la société, le P.-D.G. devra avoir un dossier inoxydable et les supplier en chemise et la corde au cou.
On ne peut l’emporter au combat ou dissuader qu’avec des systèmes très complexes (ici, un Rafale). © LAURENT DAVAINE / FOTOLIA.COM
Mais s’il se révèle en outre que le marché n’est en fait pas prévisible, alors l’ex‑P.-D.G. sortira couvert de goudron et de plumes, to softly and suddendly vanish away, and never be met with again1.
UNE QUESTION DE PRÉVISIBILITÉ
L’industrie civile opère sur des marchés où la prévision est possible, donc sa R & D est autofinancée ; il y a de nouveaux entrants et donc la concurrence est stable.
Il lui arrive d’avoir des taux de R & D forts (aéronautique, pharmacie) ou très forts (composants électroniques), qui poussent aux fusions et aux demandes de soutien de l’État (avances remboursables, garanties de prêt, prix garantis), mais l’autofinancement, la concurrence, le libre-échange sont la règle.
INDISPENSABLE TECHNOLOGIE
L’industrie de l’armement se situe quasi entièrement dans le domaine des très forts taux de R & D. Rien de surprenant, puisqu’on ne peut l’emporter au combat, ou dissuader, qu’avec des systèmes très complexes.
DE LA COMPÉTITION AU MONOPOLE
Dans le domaine de l’armement, il ne peut y avoir de nouveaux entrants et, si un État monte des compétitions de R & D, les perdants ne peuvent rester compétents à leurs frais jusqu’à la compétition suivante. Ils quittent le marché, ou sont absorbés.
La compétition nationale mène donc rapidement au monopole national par type de matériel, comme on le constate facilement en France ou aux États-Unis.
Il en serait de même si une concurrence parfaite s’établissait en Europe ou au niveau mondial, ce que la Commission européenne a quelque mal à comprendre.
L’idée, répandue chez certains utilisateurs, que nos armées sont trop techniques n’est pas fondée : sans le niveau technique des matériels actuels, conçus pour beaucoup du temps de la guerre froide, on ne pourrait même pas envisager de lancer des interventions extérieures tant nos pertes y seraient élevées.
Mais le plus lourd de conséquences, c’est que son marché est totalement imprévisible : elle ne peut savoir si un matériel qu’elle aura autofinancé sera acheté par son propre État, et a fortiori par un État étranger. Elle ne sait même pas si elle aura l’autorisation de le proposer à l’export.
Elle ne peut donc autofinancer sa R & D, et ne peut se lancer que si un premier client accepte de la payer. Ce client ne peut être qu’un État, et celui dont elle est originaire, car les États clients export ne veulent acheter, aujourd’hui, que des matériels déjà développés.
UNE AUTONOMIE RAISONNABLE
Mais pourquoi la France, par exemple, paierait-elle des montants considérables de R & D (autrefois 30 % du budget d’armement, aujourd’hui plutôt 20 %) pour faire développer en France des matériels nouveaux, alors que des matériels de même nature existent, en particulier aux États-Unis (qui consacrent, eux, 30 à 50 % de leur budget d’armement à la R & D, voulant faire la course en tête sur tous les sujets) ?
TRAITER LA DÉFENSE NATIONALEMENT
C’est indispensable pour les matériels essentiels de la dissuasion, pour lesquels il n’y a pas de vendeur (propulsion et armes nucléaires), et c’est jugé nécessaire pour certains armements conventionnels, dont les missiles ou les satellites, quand on craint de ne pas obtenir d’un vendeur étranger une garantie durable d’indépendance d’emploi.
“ La R & D d’armement ne peut être payée que par l’État ”
Il faut savoir que, par exemple, on ne peut emmener sur un théâtre d’opérations extérieur un missile antichar tout simple acheté à notre plus grand allié, sans obtenir son autorisation.
Et pas besoin de sortir de Polytechnique pour comprendre qu’il faut traiter le chiffre nationalement, et plus généralement la cyberdéfense, et que la sûreté des composants électroniques et des systèmes d’exploitation issus du marché international est encore moins prévisible que le marché de l’armement.
Le gouvernement et le Parlement considèrent donc qu’il faut une autonomie nationale raisonnable en matière d’armement, et donnent à la DGA la mission de proposer et les moyens d’appliquer, via des contrats de R & D nationaux ou en coopération européenne, la politique industrielle d’armement correspondante.
Mutatis mutandis, ce processus est mis en œuvre dans tous les pays, et la gamme de produits disponibles dans l’industrie nationale y est proportionnelle aux dépenses de R & D de l’État pendant les dix ou vingt années précédentes, chez les monopoleurs nationaux correspondants.
ÉTATS DÉVELOPPEURS ET ÉTATS CLIENTS
Il y a quelques contre-exemples anciens (Exocet et Crotale dont le développement a été payé par un client export) ou modernes (quand l’industriel a pu considérer qu’il avait un marché suffisamment prévisible dans le remplacement de ses fournitures de la génération précédente).
“ Pas besoin de sortir de l’X pour comprendre qu’il faut traiter le chiffre nationalement ”
Mais, en règle générale les produits résultent de la volonté d’autonomie d’un État ou d’un groupe d’États, et c’est à ces États développeurs que les États clients qui n’ont pas, ou pas encore, fait les efforts nécessaires à leur autonomie viennent s’adresser pour avoir accès à ces produits pour leurs forces armées, d’une part, et demander des garanties partielles d’autonomie par un transfert de technologie vers leur industrie d’autre part.
Les États développeurs doivent considérer la demande de produits en fonction de leurs critères de politique étrangère, mais, si la vente potentielle répond à ces critères, ils doivent considérer que la demande associée de transfert de technologie est acceptable dans son principe, puisqu’elle manifeste chez le client la volonté d’autonomie qu’ils ont considérée comme légitime pour eux-mêmes.
LA MISSION DE LA DGA
La DGA signe des contrats de R & D, mais aussi des contrats de R & T (recherche & technologie), car les développements majeurs sur un type de matériel ne reviennent que tous les vingt à trente ans et ne permettent pas, à eux seuls, de maintenir la continuité du bureau d’études correspondant, nécessaire à la volonté d’autonomie nationale.
Par exemple, entre deux générations d’avions de combat, il faut trouver de la R & T sous la forme de développements exploratoires de drones divers, et il est très souhaitable que l’étude de variantes export de l’avion déjà en service vienne compléter ces mesures.
C’est là l’intérêt principal de l’export pour cette politique industrielle d’armement. Ce n’est pas le seul, car l’export permet aussi que le monopoleur se retrouve en concurrence ailleurs et soit ainsi encouragé à des gains de productivité.
POLITIQUE INDUSTRIELLE ET ÉTRANGÈRE
Puis, compte tenu de la concurrence des autres États, les États développeurs n’ont guère d’autre choix que d’accepter cette demande, car l’exportation est, on l’a vu, dans l’intérêt de leur politique industrielle d’armement, celle qui vise l’autonomie, mais est aussi dans l’intérêt de leur politique industrielle générale, celle qui vise à développer l’emploi.
Les partenariats militaires et diplomatiques nés de l’exportation sont en outre un instrument important de politique étrangère.
CLIENTS ET CONCURRENTS
Supposons donc que l’État autorise puis soutienne une exportation majeure avec demande de transfert de technologie. C’est à l’industriel, et à lui seul, de négocier, car lui seul peut apprécier le coût des demandes du client, et les risques supplémentaires qu’elles induisent et qu’il faut provisionner.
“ L’industrie d’armement est l’instrument de la volonté d’autonomie militaire de l’État ”
La DGA ne connaît que la structure de coûts d’une version différente du système concerné, celle qu’elle a achetée pour la France, avec des clauses très différentes, celles du droit français. C’est pourquoi elle se consacre à la négociation de sa propre mission, l’assistance qu’elle aura à fournir au client dans l’exécution du contrat, cependant que les armées assurent la liaison avec le futur utilisateur, qu’elles auront à former.
La DGA veille aussi à ce que la variante demandée par le client reste dans les limites techniques qui ont été fixées. Tout cela prend des mois, voire des années, et les concurrents ne restent pas inactifs, si bien que le contact politique doit rester à un niveau très élevé pendant toute la période.
UNE RELATION À LONG TERME
Si le contrat est conclu, une relation d’au moins vingt ans commence, utile à la politique industrielle militaire et à la politique industrielle générale, normalement rémunératrice pour l’industriel français, formatrice pour le récipiendaire du transfert de technologie, mais qui peut mener ce dernier à devenir un concurrent – c’est en tout cas ce que souhaite son gouvernement.
Si, pendant ce temps, la France a ralenti ses efforts de R & D, elle subira une concurrence accrue à l’export et, si la situation politique internationale a profondément changé au point qu’elle ne soit plus l’alliée de son client, elle peut être en situation de le craindre comme adversaire.
Mais les adversaires existant aujourd’hui et la multiplication des menaces n’encouragent pas à ralentir encore nos efforts de R & D ; on peut donc espérer que le problème ne se présentera pas.
L’industrie d’armement est l’instrument de la volonté d’autonomie militaire de l’État. Elle est aussi une partie importante de l’industrie en général, et, si l’État a une politique industrielle générale, elle doit y contribuer et en bénéficier.
AUTONOMIE OU LIBRE-ÉCHANGE
La transposition de tous ces raisonnements au niveau européen est un exercice passionnant, qu’on ne peut faire ici. Disons simplement que ceux qui souhaitent qu’une volonté politique d’autonomie européenne apparaisse un jour, justifie une politique industrielle européenne d’armement qui soit autre chose qu’une politique de concurrence au front de taureau, et justifie donc un budget européen de R & D, ceux-là ont du pain sur la planche.
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1. Lewis Carroll, La Chasse au Snark.
2 Commentaires
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Armement” le jeu des 7 erreurs
A Philippe Roger
Cher camarade,
Une 8 ème erreur : on peut gagner de l’argent et exporter plus qu’à la marge des armements de haute technologie sans aide de l’ètat. Exemple, le groupe belge CMI à Seraing, un leader en canons autoportés. Je les connais bien, ayant travaillé pour eux. Ils réussisent grâce à leur compétence et à leur dynamisme sous la direction d’un grand patron, le français Bernard Serin, ancien d’Arcelor.
Arrêtons de croire en France que le salut ne peut venir que de l’état et comptons un peu plus sur os forces et notre intelligence !
Autofinancement dans l’armement
Cher camarade :
Oui, il y a de nombreux cas du type de Cockerill, soit privés comme CMN ou CNIM en construction navale, soit nationalisés comme FN Herstal, qui opèrent dans des zones où l’on peut autofinancer et partir à l’export, parce que le taux de R&D et autres investissements est relativement faible, d’une part, et qu’on a déjà une présence export qui fait qu’on peut estimer avec moins de risques le marché futur de ses produits, d’autre part. On a un business case risqué (quelles autorisations d’exporter aura-t-on?) mais défendable.
On peut aussi citer MBDA, qui renouvelle en grande partie à ses frais son domaine antichar sur la base d’une prévision de remplacement des missiles vendus à la génération précédente.
Mais cela couvre, à mon avis, 5 à 10% de la production d’armement, et c’est sur le reste, beaucoup plus intensif en R&D et d’un marché vraiment imprévisible, que repose en fait l’essentiel de la force des Armées .
Et c’est dans ces 90 à 95% de l’armement qu’on ne peut trouver de nouveaux entrants, faute d’autofinancement, et qu’il n’y a pas de business model « Cockerill ». Cette partie-là de l’industrie n’existe que parce que l’Etat la crée et la maintient à ses frais, pour obtenir une certaine autonomie.
Très amicalement, Ph.Roger.