L’Europe et la défense : où en est-on ?
La défense européenne n’a pas eu vocation à défendre le territoire de l’Union, mais seulement d’intervenir à l’extérieur. Il faut maintenant la politiser pour répondre à la demande des citoyens sur le volet intérieur, le volet extérieur et le volet de gestion des frontières.
La dernière occasion où les Français ont entendu parler de l’Union européenne en relation avec la défense fut l’invocation par le Président de la République de la clause de défense mutuelle (article 42–7) du traité de Lisbonne à propos des attentats de novembre à Paris, avec le peu d’effet concret que l’on sait. Qu’est-ce que cela inspire ?
Quand on parle de défense européenne, on ne parle que d’interventions extérieures. Est-ce que les attentats peuvent faire évoluer la conception traditionnelle de la défense européenne et aboutir à ce que la politique de sécurité et de défense concerne aussi la défense des citoyens sur les territoires de l’Union ?
“ Il faut absolument politiser la politique de sécurité et de défense européenne ”
Je ne le crois pas. En premier lieu, cette activation du 42–7 a effectivement donné lieu à des réactions immédiates de nos partenaires, mais pour des interventions extérieures, en particulier en Afrique, et plus particulièrement au Mali et en RCA.
Ensuite, parce que la priorité aujourd’hui de l’Europe, c’est bien de répondre à la demande de sécurité des citoyens, mais d’y répondre de façon globale, et pas forcément militaire. Il faut absolument « politiser » la politique de sécurité et de défense européenne.
REPÈRES
La première difficulté de la défense européenne est qu’elle est très largement inconnue et mal perçue par le public. Elle repose sur un vocabulaire trompeur : la politique de sécurité et de défense, telle qu’on l’a construite depuis 1999, ne s’occupe pas de la protection ou de la défense des territoires et des citoyens de l’Union, mais de la gestion de crises des autres, sur les territoires extérieurs dans le voisinage de l’Union.
Cela a été une déformation française que d’appeler cela défense européenne, car il était bien clair dès l’origine que la défense des territoires et des citoyens en Europe restait une compétence soit nationale pour les pays neutres, soit de l’OTAN pour les membres de cette alliance, France comprise.
Le traité de Lisbonne a certes prévu une clause d’assistance mutuelle entre les États membres de l’Union européenne, mais il ajoute aussitôt que la mise en œuvre de cette clause se fait en priorité dans le cadre de l’OTAN.
C’est ce que le président Hollande a tenté de faire ?
Oui, d’une certaine façon. Il y a, qu’on le veuille ou non, une solidarité de fait des pays de l’Union devant la menace terroriste. D’autant plus que nous avons aujourd’hui affaire non à des étrangers mais à des nationaux de l’Union, qui passent à l’action sur nos territoires.
C’est donc une dimension à la fois extérieure et intérieure.
On était en tout cas assez loin de la notion d’« agression armée sur le territoire » qui est visée par l’article 42–7, et du reste Mme Mogherini a immédiatement répondu que ce n’était pas l’affaire de l’Union en tant que telle, mais seulement de ses membres bilatéralement.
Mme Mogherini a raison dans le sens où la politique de sécurité et de défense est tout sauf une politique commune, au sens intégré et communautaire du terme.
Bien sûr, l’Union est concernée, et c’est le rôle de Mme Mogherini d’inciter les États à répondre à la sollicitation de la France, mais ce sont les États qui décident et agissent.
ENTENDRE LA DEMANDE POLITIQUE DES CITOYENS
« Ce qui manque aujourd’hui, c’est une politique qui se bâtirait sur trois dimensions : un volet intérieur (lutte contre le terrorisme), un volet extérieur (gestion de crises, lutte contre le terrorisme international, etc.) et un volet de gestion des frontières (sécurité des frontières, garde- frontières, garde-côtes européennes, etc.).
Si on ne propose pas aux citoyens une telle politique globale, on passe à côté de leur demande de sécurité.
Et sinon, on en reste à une gestion bureaucratique d’outils techniques (Agence européenne de défense, pooling and sharing, etc.) qui n’ont aucune visibilité et sont totalement coupés de la demande politique des citoyens. »
Justement, on a bien essayé de donner une dimension d’intégration à la PSDC, en créant un certain nombre d’instances. Mais cela n’a‑t-il pas plutôt mis en évidence le manque d’appétence politique collective des Européens pour la défense ?
Je ne suis pas d’accord. Il y a eu la création d’organes couvrant toute la gamme du besoin : comité militaire, état-major, agence de défense, etc. Cela a eu un rôle fondamental pour susciter une espèce d’affectio societatis à Bruxelles autour de la défense, jusqu’alors totalement absente du paysage. Ce fut une petite révolution.
“ Une appropriation du sujet sécurité-défense au niveau bruxellois ”
Cela a été aussi l’occasion, pour de nombreux « petits » États, d’accéder à un niveau d’horizon stratégique qui leur était sinon globalement inaccessible.
Nous avons donc eu une véritable appropriation du sujet sécurité-défense au niveau bruxellois, mais ce n’est pas allé jusqu’à créer une véritable demande politique d’agir ensemble dans le domaine militaire.
Aujourd’hui, la dynamique inaugurée avec Tony Blair en 1999 s’est inversée, et depuis 2004, en particulier après la guerre d’Irak, tout cela stagne, voire régresse. La Grande- Bretagne est revenue à une posture très négative sur toute évolution européenne en matière de défense.
La seule manière aujourd’hui de relancer la dynamique, ce n’est pas de mettre en avant des objectifs techniques (faire ensemble des armements, etc.), mais de montrer que l’Europe a une valeur ajoutée dans la gestion des crises qui menacent notre sécurité.
Nous avons eu une véritable appropriation du sujet sécurité-défense au niveau bruxellois, mais ce n’est pas allé jusqu’à créer une véritable demande politique d’agir ensemble dans le domaine militaire.
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EFFICACITÉ EUROPÉENNE
« Quelles sont les menaces ressenties par les Européens aujourd’hui ? Il y a le terrorisme à l’intérieur, et là nous avons des choses importantes comme la coopération judiciaire ou le mandat d’arrêt européen ; il y a la Russie à l’Est, et ça, c’est l’affaire de l’OTAN ; et le terrorisme de Daech au Sud, mais là, la PSDC telle qu’elle a été conçue n’est pas opérante.
Reste l’Afrique, où il y a une forte valeur ajoutée possible : formation des forces armées locales, aide au secteur de sécurité, soutien aux opérations menées par la France, ou par l’ONU.
L’Europe doit être là où elle peut être efficace. »
Par une coïncidence intéressante, nous avons vu au même moment la France prendre, avec le porte-avions Charles-de-Gaulle, la direction des opérations militaires de la coalition contre Daech. Cela signifie-t-il que, quand il s’agit de choses sérieuses, nous nous retournons vers nos alliés habituels – États-Unis, Grande- Bretagne –, et que, finalement, le fait que l’Europe soit largement absente n’est pas si grave ? Nous avons du reste, avec les traités de Lancaster House, montré que nous aussi, d’une certaine façon, privilégions le cadre bilatéral comme les Britanniques. Cela n’est-il pas inquiétant à l’heure où on discute d’un Brexit ?
Tony Blair a vraiment changé la donne en 1998. Mais dès la guerre d’Irak, les Britanniques ont de nouveau tout empêché : ainsi, ils ne mettent pas de soldats dans les opérations terrestres de la PSDC (sauf quand il s’agit de succéder à l’OTAN).
D’une certaine façon, une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne n’aurait donc pas grande conséquence sur la PSDC, puisqu’ils en sont pratiquement absents. Les Britanniques sont au cœur d’une contradiction stratégique.
Sur le plan bilatéral, ils sont notre meilleur allié : nous avons une culture stratégique partagée, à peu près les mêmes capacités, la même pratique des interventions, etc.
Sur le plan de la construction d’une Europe de la défense, ils sont nos meilleurs ennemis : ils refusent toute avancée de l’Union en la matière. Et ils continueront à le faire.
Mais si les Britanniques ne construisent pas la PSDC avec nous, nous n’avons plus en Europe que des partenaires peu actifs, sans grand poids stratégique et militaire, voire pratiquement inexistants pour le plus grand nombre.
Il y a eu toute une période de baisse continue des budgets de défense en Europe. Mais nous sortons en ce moment de cette période, pour revenir à une certaine consolidation.
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Il faut arrêter de penser que les Britanniques sont indispensables.
Certes, il y a une grande différence de vision avec les « moins grands pays » du Nord et du Centre, qui regardent pratiquement tous vers l’est, alors que nous regardons plutôt vers le sud et le Moyen-Orient.
Il y a effectivement un grand travail à faire ensemble pour faire émerger le sentiment d’un destin commun.
Mais l’Allemagne elle-même n’en finit pas d’évoluer. Son budget militaire est pratiquement le même que le nôtre.
Et il faut prendre en compte le fait que le contexte autour de l’Europe a beaucoup changé depuis la construction de la PSDC : nous avons aujourd’hui affaire à des menaces bien plus sérieuses, et cela va pousser les Européens à revoir à la hausse leurs attentes à l’égard de cette politique.
Parce que les États-Unis sont et seront de toute façon moins présents, et les crises de plus en plus sévères, l’Europe de la défense pourra devenir une option sérieuse.
Tout ce que nous avons évoqué se déroule sur un fond de tendance budgétaire extrêmement défavorable : l’effort de défense des Européens n’a cessé de décroître. Que peut-on espérer de l’Europe dans ce contexte ?
Il y a eu effectivement toute une période de baisse continue des budgets de défense en Europe. Cela avait commencé avec les fameux « dividendes de la paix ». Mais nous sortons en ce moment de cette période, pour revenir à une certaine consolidation : c’est le cas du Royaume- Uni, qui a annoncé une remontée de son budget de défense.
“ Il faut arrêter de penser que les Britanniques sont indispensables ”
La France aussi semble consolider ses moyens pour la défense à la suite des attentats. Donc, je pense que nous allons vers un redressement. Mais il faut surtout que les grands pays fassent plus : quelques dixièmes de pour cent sur les budgets des « petits » pays ne font pas une grande différence au bout du compte.
C’est bien aux grands, comme la France et l’Allemagne, de porter l’effort. Là encore, la situation stratégique vraiment préoccupante autour de nous doit nous y inciter.