Verlaine, dessin sur photo par GENZLING (56)

Je suis un géomètre funambule

Dossier : TrajectoiresMagazine N°717 Septembre 2016
Par Claude GENZLING (56)

C’est un peu l’au­to­bio­gra­phie de notre cama­rade archi­tecte, cycliste, inven­teur, peintre et poète,. Il nous livre le décou­verte bru­tale de son art géo­mé­trique où le hasard le plus impro­bable conduit à des ali­gne­ments de points et des conver­gences de droites. L’angle de 37 degrés y joue un grand rôle et l’on n’est pas loin du nombre d’Or. 

Tout a com­men­cé le 27 juillet 1991. Ce jour-là, après un retour en voi­ture de plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres, par une cha­leur éprou­vante, je me retrouve à la ter­rasse d’un café pari­sien, très tard dans la soirée. 

Elle est noire de monde, et mon regard se pose, machi­na­le­ment, sur un homme d’âge res­pec­table, debout et de dos, un livre à la main. Une idée sau­gre­nue me tra­verse alors l’esprit, si bizarre que je réa­lise aus­si­tôt que jamais, en cin­quante-cinq ans de vie, je n’en ai eu de sem­blable : « C’est dom­mage que je ne connaisse pas cet homme, il m’intéresserait – cer­tai­ne­ment – beaucoup. » 

UNE RENCONTRE IMPROBABLE

Évi­dem­ment, je ne bouge pas. Mais, quelques ins­tants plus tard, un vieux mon­sieur, avec qui je bavar­dais de temps à autre dans ce café, vient vers moi et, le dési­gnant, me dit, tout d’un trait : « Excu­sez-moi, j’aimerais vous pré­sen­ter cet homme, il vous inté­res­se­ra beaucoup. » 

Stu­pé­fait, je lui demande : « Vous le connais­sez bien ? » Et lui : « Non, mais j’en suis sûr. » Il va le cher­cher, s’efface dis­crè­te­ment, et la conver­sa­tion s’engage : – Vous aimez la musique ? – Beau­coup, depuis tou­jours. Un silence. Et je nous entends pro­non­cer en même temps, rigou­reu­se­ment à l’unisson, et sur le même tem­po : « Ah ! les Kin­der­to­ten­lie­der de Mahler ! » 

La pro­ba­bi­li­té d’une telle coïn­ci­dence était qua­si nulle. Stu­pé­fac­tion abso­lue. Sans cet évé­ne­ment que je per­siste, vingt-cinq ans après, à consi­dé­rer comme tout à fait extra­or­di­naire, mon aven­ture artis­tique n’aurait jamais pris son envol. Car c’est bien cet homme, Robert Chan­geux, qui m’en a fait décou­vrir la source. 


Ver­laine, 47 x 32 cm (x 4), des­sin sur pho­to, poly­sty­rène haut relief, 2010.

UN HOMME AU REGARD PROPHÉTIQUE

Cristal, dessin, 1993 de GENZLING
Cris­tal, 23 x 14 cm des­sin, 1993.

La petite fille, dessin sur photo, 2000., par GENZLING (56)
La petite fille, 42 x 30 cm, des­sin sur pho­to, 2000.

La fré­quen­ta­tion de Robert Chan­geux, très vite deve­nu mon meilleur ami, a modi­fié mon regard sur le monde, par la per­cep­tion très fine de toutes les simul­ta­néi­tés et coïn­ci­dences, y com­pris entre microé­vé­ne­ments, qu’André Bre­ton attri­buait à une forme par­ti­cu­lière de hasard, le fameux « hasard objec­tif », et qui devinrent, sous la plume de Carl Gus­tav Jung, les « synchronicités ». 

Curieu­se­ment, Robert Chan­geux pre­nait en compte, dans ses obser­va­tions, aus­si bien les nombres – qui inter­ve­naient dans la mesure du temps ou dans les plaques d’immatriculation des voi­tures – que les figures géo­mé­triques. Loin d’imposer à son inter­lo­cu­teur un point de vue dog­ma­tique, il ne se pre­nait pas du tout au sérieux. C’était plu­tôt comme un grand jeu. 

Le plus sur­pre­nant est qu’il lui arri­vait de « pro­phé­ti­ser » ce qui allait arri­ver. C’est par une sou­daine ins­pi­ra­tion qu’il me trans­mit l’angle de 37 degrés en tant que clé du déchif­frage géo­mé­trique des images. Un angle dont je décou­vris qu’il était, à 1300e près, l’angle le plus aigu du fameux tri­angle 3.4.5, cher aux construc­teurs des cathé­drales. Com­po­sée de quatre 3.4.5 assem­blés, une figure, qu’il avait nom­mée Vul­cain1, inter­vient depuis comme un véri­table leit­mo­tiv dans la plu­part des struc­tures que je dégage des images sur les­quelles je jette mon dévolu. 

LE CRISTAL

La figure pré­sen­tée ci-des­sous, le Cris­tal, donne un autre exemple du talent pro­phé­tique de Robert Chan­geux. J’avais effec­tué le rele­vé des arbres, dans le jar­din d’une amie, en Corse, puis posé le calque sur une grille du Loto, pour choi­sir les numé­ros à jouer. 

La Boîte à claque,, dessin sur photo, polystyrène par GENZLING (56)
La Boîte à claque, 47 x 63 cm, dessin
sur pho­to, poly­sty­rène haut relief, 2014.

Puer natus, dessin sur photo, polystyrène par GENZLING (56)
Puer natus, 43 x 29 cm, des­sin sur pho­to, poly­sty­rène haut relief, 1995.

Quand je lui mon­trai le résul­tat, il me dit : « Si vous repor­tez les 8 points sur une seule case du Loto, vous obtien­drez un des­sin extra­or­di­naire. » Aus­si­tôt dit, aus­si­tôt fait, et, en effet, des ali­gne­ments de points et des conver­gences de droites se mani­festent de façon très impres­sion­nante, d’où le mot « cristal ». 

Ce qui veut dire, en clair, que le hasard objec­tif, c’est-à-dire la plus haute impro­ba­bi­li­té, se mani­feste aus­si en géo­mé­trie, là où l’on devrait le moins l’attendre, puisque l’art des tra­cés repose sur la rigueur des constructions. 

LA « MAGIE » DES 37 DEGRÉS

Cha­cun de mes des­sins résulte d’une pro­cé­dure qui fonc­tionne tou­jours de la même manière, à mon éton­ne­ment sans cesse renou­ve­lé : je repère dans l’image de départ tous les angles de 37 degrés, sans la moindre hié­rar­chie, sans la moindre recherche d’une quel­conque signi­fi­ca­tion, et cela me conduit à une struc­ture exclu­si­ve­ment construite sur des ali­gne­ments de points et des conver­gences de droites, à l’instar de la géo­mé­trie projective. 

Je tisse une toile d’araignée sans qu’aucune droite tra­cée ne résulte d’une ins­pi­ra­tion per­son­nelle je m’efface tota­le­ment der­rière la rigueur impla­cable de ces contraintes. Il m’arrive tout au plus de devi­ner qu’un sec­teur par­ti­cu­lier sera inté­res­sant à explo­rer. C’est la seule liber­té que je m’autorise.

En voi­ci un exemple tout à fait sin­gu­lier, qui impres­sion­na jusqu’à Hubert Reeves. En 1994, à par­tir du cor­pus de 41 points issus des brû­lures de ciga­rettes qui constel­laient la moquette d’un salon – Robert Chan­geux fumait beau­coup –, je recherche les angles de 37 degrés que déter­minent tri­plets et qua­dru­plets. J’en trouve 18. Je trace la bis­sec­trice du pre­mier angle, puis celle du deuxième, ce qui déter­mine un point d’intersection. La troi­sième bis­sec­trice passe par ce point, la qua­trième y passe aus­si, et la cin­quième, et la sixième, et la septième. 

Fina­le­ment, les 18 y passent, c’est pro­pre­ment incroyable. À par­tir du cor­pus de 41 points tota­le­ment issus du hasard, les 18 angles de 37 degrés ont leurs bis­sec­trices concou­rantes en un seul et même point. 

La main de Picasso, dessin sur photo par GENZLING (56)LA MAIN DE PICASSO

Il s’agit de la main droite de Picasso, photographiée par Brassaï. Apercevant cette image, à la vitrine d’un libraire, je remarquai que l’angle formé par le contour de la première phalange du pouce et la ligne qui sépare l’index du majeur devait probablement être de 37 degrés, clé de ma géométrie. Vérification fut aussitôt faite. La figure Vulcain, que l’on aperçoit en vert dans le creux de la main, s’est imposée, comme toujours à partir des points de la toile d’araignée peu à peu construite.
À force de la voir apparaître dans mes études, j’ai la faiblesse de penser, contre toute raison raisonnante, que cette figure, lorsqu’elle est disposée pointe en bas, symbolise la création. Il n’est guère étonnant dès lors de la trouver dans la main de Picasso. Observons aussi que c’est la partie lumineuse de la paume qui l’accueille, ce qui en renforce encore la positivité.
Mais la surprise vint pour moi de l’assistante de mon dentiste, à qui je montrai ce dessin, sans faire la moindre allusion au symbolisme que je viens d’évoquer. Elle fit ce commentaire : « C’est très curieux, à cet endroit précis, Max Jacob, qui se piquait de lire dans les lignes de la main, avait signalé à Picasso la présence d’un Y, gage d’un fort pouvoir créateur. » Elle tenait cette information d’un professeur de l’École du Louvre.

La main de Picas­so, 64 x 43 cm, des­sin sur pho­to, poly­sty­rène haut relief, 1996. Ce tableau est expo­sé dans le Salon d’honneur de l’École polytechnique.

LE NOMBRE D’OR

Bernard-Marie Koltès, 2009, dessin sur photo, polystyrène par GENZLING (56)
Ber­nard-Marie Kol­tès, 64 x 56 cm, 2009, des­sin sur pho­to, poly­sty­rène haut relief.

Que dire de l’esthétique ain­si créée ? Mal pla­cé pour en par­ler moi-même, j’en suis réduit à deux obser­va­tions. La pre­mière est que ces œuvres sup­portent tous les agran­dis­se­ments, sans que leur inté­rêt en soit le moins du monde alté­ré, bien au contraire. Cer­tai­ne­ment du fait de la rigueur de leur concep­tion, tout tombe « juste ». 

La seconde, mais ce n’est là qu’une sup­po­si­tion invé­ri­fiable, est de se sou­ve­nir que le tri­angle 3.4.5 est étroi­te­ment lié au nombre d’Or, comme nous l’a rap­pe­lé Le Cor­bu­sier. Une har­mo­nie « natu­relle » se déga­ge­rait ain­si d’une telle struc­tu­ra­tion de l’espace.

Ce qui renou­velle en tout cas sans cesse ma curio­si­té et mon éton­ne­ment émer­veillé, c’est de pou­voir trans­for­mer les nuages de la pen­sée sym­bo­lique en géo­mé­tries aus­si rigou­reu­se­ment construites que les tra­cés des bâtis­seurs de cathé­drales et des peintres de la Renaissance.
_______________________________________________
1. Mon ami Robert Chan­geux est mort en 1994, un mois après m’avoir trans­mis l’angle de 37°. 

Hommage à François Arago, projet de sculpture de GENZLING
Hom­mage à Fran­çois Ara­go, 220 x 330 cm, pho­to­mon­tage, acier sati­né, 2016 (pro­jet).

Le Printemps de Botticelli et Le rêve de Botticelli par GENZLING
Le Prin­temps de Bot­ti­cel­li, 90 x 134 cm, 2012 et Le rêve de Bot­ti­cel­li, 66 x 100 cm, 2014, des­sins sur pho­to, poly­sty­rène haut relief.

L’art géo­mé­trique de Claude Genz­ling lui a valu d’être sélec­tion­né pour le concours de sculp­ture orga­ni­sé par notre cama­rade Hubert Lévy-Lam­bert (53), en hom­mage à Fran­çois Ara­go. Pour aider le jury à faire son choix, une consul­ta­tion natio­nale a été lan­cée. Si le pro­jet de Claude Genz­ling vous plaît, vous pou­vez voter pour lui ici.
Son pro­jet, pla­cé en numé­ro 10, est le seul qui émane de notre École. 

Poster un commentaire