Piano, pianistes
De tous les instruments, c’est le piano qui offre la plus grande variété d’interprétations possibles ; sans doute parce que le piano moderne, à la différence du clavecin, ouvre à l’interprète d’infinies nuances de toucher, d’attaque, de décalage entre les deux mains, sans parler du jeu des deux pédales ni de la virtuosité que permet la technique « d’échappement libre ».
En peu de mots : un orchestre aux possibilités presque infinies, soumis à la volonté d’un seul interprète. Aussi, la flèche de Satie n’est-elle que l’expression aigrie d’un atrabilaire excentrique qui, comme Thelonius Monk, fut un grand créateur et un pianiste médiocre.
FAZIL SAY – L’INTÉGRALE DES SONATES DE MOZART
Fazil Say est souvent considéré comme un interprète quelque peu sulfureux. Virtuose, il n’hésite pas à jouer en bis une variation subtile, drôle et brillantissime sur la Marche turque de Mozart, à improviser en jazz, et autres fantaisies hors des sentiers battus qui font froncer les sourcils aux puristes.
Aussi pouvait-on attendre avec curiosité et une certaine méfiance l’intégrale des Sonates de Mozart enregistrées en 2014 et dont l’édition sort ce mois-ci1.
Il y a deux façons de considérer et d’interpréter la musique de Mozart. La plus courante, celle qu’évoque Nietzsche, est de l’envelopper de mélancolie, en ligne avec la perception que l’on a de sa vie difficile et de la jouer en demi-teinte.
La seconde est à l’opposé : Mozart rageur, éternel enfant génial, sorte de Rimbaud de la musique. C’est de toute évidence cette dernière vision de Mozart qui est celle de Fazil Say et le résultat, il faut bien le dire, est explosif et… merveilleusement jubilatoire.
La technique d’acier de Say est impeccable, et son jeu d’une parfaite clarté, comme il siérait à du Scarlatti. En même temps, il déborde d’énergie et de créativité, bouscule les idées reçues mais sans jamais tirer la couverture à lui, si l’on ose dire : c’est toujours du Mozart servi par un pianiste d’exception et respectueux du compositeur qu’il interprète.
Écoutez la Sonate n° 9 en la mineur, que vous connaissez bien, écrite à Paris après la mort de sa mère, et vous la trouverez renouvelée, non pas mélancolique et résignée mais révoltée.
Écoutez la Fantaisie en ut mineur K.475 : ce n’est pas du préromantique comme on la joue souvent mais un Mozart vigoureux et créatif qui met un point final au XVIIIe siècle. Et vous découvrirez plusieurs de ces sonates – vous ne les connaissiez pas toutes – dans une interprétation exemplaire, enlevée, tendre, colorée, diverse et lumineuse.
Au fond, Fazil Say nous rappelle… Vladimir Horowitz. Un très grand enregistrement, qui renouvelle heureusement celui, ancien, de Gieseking.
TIGRAN HAMASYAN – ATMOSPHÈRES
Tigran Hamasyan est un des plus créatifs pianistes de jazz d’aujourd’hui. Jazz n’est d’ailleurs pas le mot juste : il improvise en général sur des thèmes traditionnels arméniens, dans des formations classiques de jazz, trio, quartette, quintette.
Sous le titre Atmosphères, il vient d’enregistrer avec le trompettiste Arve Henriksen, le guitariste Eivind Aarset et le mixeur Jan Bang une suite de pièces qui échappent à toute classification2.
Ce sont des « paysages sonores » dans lesquels l’auditeur est invité à s’immerger, musique sereine et d’une extraordinaire puissance onirique, qui incite à la méditation. Musique tonale, subtile, douce et minimaliste mais non répétitive, hypnotique et dans laquelle on se fond avec délice.
Voilà qui change des élucubrations prétentieuses et souvent ennuyeuses de nombre de créateurs contemporains. Si vous êtes stressé et ressentez le besoin de décompresser, prenez un verre de votre vin préféré, allongez-vous sur une chaise longue et plongez-vous dans Atmosphères. Vous en sortirez régénéré.
VALENTINA LISITSA – LOVE STORY
La forme piano et orchestre, si bien développée dans les concertos romantiques et postromantiques, a fourni certaines des plus belles des musiques de film. Des films ont fait appel à des concertos préexistants, tel le 2e Concerto de Rachmaninov pour le film Brève Rencontre de David Lean.
Mais nombre d’autres petits « concertos » pour piano et orchestre ont été écrits spécialement pour des films. Il s’agit en général de musiques tonales, bien écrites mais sans aucune recherche, et qui n’ont d’autre prétention que d’accompagner et d’amplifier l’émotion suscitée par les images.
L’archétype en est le célèbre Concerto de Varsovie de Richard Addinsell écrit pour le film Dangerous Moonlight, dont les thèmes n’ont rien à envier à ceux des concertos de Rachmaninov.
Il figure en tête des 15 « concertos de films » enregistrés par Valentina Lisitsa et le BBC Concert Orchestra3 sous le titre Love Story – Piano themes from cinema’s golden age.
Les puristes feront la fine bouche devant ces musiques délicieusement sucrées et séduisantes, que tel ayatollah de la musique contemporaine aujourd’hui disparu aurait sans doute méprisées : nous, nous aimons bien.
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1. 6 CD WARNER CLASSICS.
2. 2 CD ECM.
3. 1 CD DECCA.