Concevoir la ville de demain : un défi majeur
Le modèle de la ville du XXe siècle a montré ses limites. Il a brillamment réussi la formidable extension du territoire urbain, mais au détriment d’un fractionnement et d’un isolement des territoires et d’atteintes à l’environnement. Il faut repenser l’ensemble du système de production des richesses, de consommation des ressources, de mobilité avec des démarches partenariales et pluridisciplinaires et mettre l’homme au centre, faire du piéton l’unité de compte de tout projet urbain.
Les hommes viennent en ville pour trouver du travail, accéder au savoir, échanger et partager une condition que chacun espère meilleure. Le fait urbain est l’horizon de la société contemporaine. Parce que la ville est, par essence, le lieu du rassemblement des hommes pour la création collective de valeur : valeur économique et sociale, valeur intellectuelle et spirituelle, valeur humaine qui fait de la rencontre de l’autre la source de nos richesses. Et de la ville le lieu d’accumulation et de partage de ces richesses.
Force est de constater que, trop souvent, la ville contemporaine n’a pas tenu ses promesses. Porté par une croissance économique d’une ampleur inédite jusque-là et par le développement rapide des infrastructures de transport, le modèle urbain qui a prévalu de manière quasi universelle dans la deuxième moitié du XXe siècle a montré ses limites.
REPÈRES
Le phénomène urbain est devenu massif à l’entrée du XXIe siècle. Plus de la moitié des humains vivent désormais en ville. 80 % dans les pays développés. Rien qu’en Chine, cette migration s’opère au rythme de 25 millions de personnes par an. Et la planète compte plus de 15 « mégalopoles » d’au moins 20 millions habitants.
L’ÉCLATEMENT DE LA VILLE
Après des millénaires où l’espace de la ville se parcourait au rythme de la marche ou de la traction animale, le transport mécanisé (par ordre d’entrée en scène : le train, le métro et le tramway, la voiture et l’autobus, la motocyclette) a façonné la ville contemporaine, pour le meilleur et pour le pire.
Certaines populations sont reléguées aux portes du vivre ensemble. © ALEKSANDAR TODOROVIC / FOTOLIA.COM
Le meilleur, c’est cette formidable extension du territoire accessible par chacun, territoire d’accès à l’emploi, à la formation, à la consommation et aux loisirs. C’est le brassage social et culturel.
Le pire, c’est le fractionnement et l’isolement des territoires. La capacité à se mouvoir rapidement dans l’espace a généré une conception fonctionnaliste de la ville autour d’espaces dédiés à des activités spécifiques : le lieu où l’on habite est distinct de celui où l’on se cultive, de celui où l’on travaille et de celui où l’on consomme.
Dans un mouvement connu depuis un demi-siècle sous le nom de zoning, le fractionnement urbain s’est ainsi doublé d’une spécialisation des territoires où chaque « île » est monofonctionnelle.
Paradoxalement, les infrastructures de transport contribuent à cet éclatement de la ville. Également conçues comme « zones » monofonctionnelles, dédiées à la mobilité, et notamment à la voiture dans le vaste champ du périurbain, elles ont pour vocation de relier mais trop souvent séparent les « îles » d’un archipel urbain.
LE RISQUE D’EXCLUSION
Premier constat : ce fractionnement conduit à la perte de la mixité urbaine, fonctionnelle et sociale, qui fait la richesse du creuset urbain.
“ Trop souvent, la ville contemporaine n’a pas tenu ses promesses ”
Deuxième constat : dans nos villes « développées » comme dans celles qui le seront encore plus demain, certaines populations sont reléguées aux portes du vivre ensemble.
Si l’essence même de la ville, la polis des Grecs et la civitas des Romains, consiste à faire société, alors l’inclusion en est la valeur suprême, et l’exclusion le pire des maux.
Cette exclusion porte une composante spatiale, à la fois cause et effet de composantes sociale, économique et culturelle. Les murailles des villes étaient tombées ; elles se sont reconstituées.
LES ATTEINTES À L’ENVIRONNEMENT
Mais, si la ville souffre de cette « maladie chronique » qu’est l’exclusion, elle est également atteinte d’une « maladie mortelle » : la destruction de l’environnement.
Les hommes ne savent plus créer de la richesse sans détruire leur capital de nature. Il est admis que l’activité humaine, largement concentrée dans les villes et dans leur approvisionnement, consomme désormais 2,5 planètes, si l’on mesure son empreinte écologique à l’aune des ressources alimentaires, énergétiques et matérielles mobilisées, et des rejets, déchets, polluants et gaz à effet de serre émis. Nous sommes au pied du mur du changement climatique.
Le transport mécanisé façonne la ville contemporaine.
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REPENSER LE MÉTABOLISME URBAIN
Sur le plan technique, une approche globale, qui couvre la ville et son territoire de ressources, permet de revisiter la question du métabolisme urbain. Né de l’utilisation massive des énergies fossiles, fruit d’un siècle de développement accéléré, ce métabolisme n’est plus soutenable en l’état. C’est, autour de la ville, l’ensemble du système de production des richesses, de consommation des ressources, de mobilité des hommes et des biens qu’il faut repenser.
APPRÉHENDER LE TERRITOIRE URBAIN
Cette situation alarmante, ces deux « maladies » de la ville, interroge notre manière de la fabriquer, pour en aménager ou en recomposer les territoires. Nul n’a aujourd’hui la solution, mais des pistes s’esquissent dans les pratiques observées.
“ La mobilité est pour beaucoup devenue un mode de vie ”
À l’échelle des grands territoires, la méthode classique de planification, définissant le cadre technique et réglementaire dans lequel prennent place les initiatives successives d’acteurs, publics ou privés, ne constitue plus le modèle unique pour orienter le développement urbain.
Des démarches partenariales et pluridisciplinaires ouvrent le champ à une logique de projet qui prend mieux en compte la complexité des problématiques urbaines.
Le mouvement lancé par les réflexions sur le Grand Paris en 2008 a fait des émules à travers le monde, et nombreuses sont les métropoles qui cherchent à penser leur avenir à travers un véritable projet de territoire où se croisent les thématiques socio-économiques, environnementales, géographiques et culturelles.
COMPOSER LA VILLE
À l’échelle locale – celle du quartier ou de l’opération d’aménagement – émergent des prises de position qui témoignent d’une attention aux attentes et aux signaux faibles d’une société urbaine en pleine mutation. Elles s’avèrent nécessaires pour structurer la ville et organiser ses fonctionnalités, pour concevoir des espaces urbains en phase avec la société d’aujourd’hui.
Nous sommes au pied du mur du changement climatique.
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Mettre l’homme au centre : faire de l’individu qui marche – le piéton – l’unité de compte et la mesure de tout projet urbain, le placer au centre de l’espace public, permet de repenser ce dernier comme espace majeur de l’activité sociale et économique, comme espace capable, continu et appropriable, prêt à recevoir et à croiser les usages établis ou en émergence dans la ville.
Penser l’espace de la mobilité : dans ces nouvelles manières de vivre la ville, la mobilité est pour beaucoup devenue un mode de vie. Malgré les fortes contraintes qui pèsent sur les déplacements dans les grandes métropoles (la « galère des transports »), l’homo urbanus attend de pouvoir vivre en mouvement, et non seulement d’être transporté d’un point à un autre.
Cela conduit à penser l’espace public comme un espace de la mobilité, et l’espace de la mobilité comme un espace public, riche de sens et de possibles, qui « facilite la ville » et participe à constituer un imaginaire collectif.
Intégrer le monde numérique : le numérique révolutionne les comportements par ce qu’il permet. Il supporte une économie de l’usage (par opposition à une économie de la possession), facilite une économie du partage et modifie l’accès aux autres et aux richesses de la ville.
« Double » virtuel de la ville réelle, le numérique opère également une révolution dans l’exploitation de la ville et de ses réseaux. La smart grid fait ses premiers pas : régulation du métabolisme urbain, maîtrise des consommations et des rejets, optimisation de l’usage des biens publics et privés.
UN PROJET FRANCO-CHINOIS D’ÉCOCITÉ
En Chine, AREP conçoit le schéma directeur d’aménagement de la future écocité de Cai Dian, à Wuhan, sous le double parrainage des autorités chinoises et françaises. En partenariat avec plusieurs consultants, notamment sur le positionnement économique du nouveau quartier, nous proposons une approche globale du métabolisme urbain (production de nourriture, de biens et d’énergie, rejets et déchets, mobilité des produits et des personnes, etc.) qui conduit à définir une forme d’organisation du territoire à urbaniser, et à appréhender sa mutation progressive.
Intensifier l’urbain : le concept d’intensité urbaine se définit par l’accessibilité, la diversification, la densification et l’affirmation identitaire. À rebours de l’ancien modèle, il a en vue de réparer cet urbanisme, de le requalifier en rétablissant des connexions, en réinjectant de la diversité et de la mixité propres à la constitution d’une ville ou d’un quartier.
À ce titre les quartiers de gare, lieux les plus accessibles de la ville, ont vocation à accueillir de nouvelles polarités urbaines, où il est possible de faire plusieurs choses à la fois dans un espace décloisonné.
Porter attention au « déjà-là » : les villes sont riches de potentiels sociaux et économiques, naturels et environnementaux, culturels et poétiques, que ne savent trop souvent révéler ni le temps court de l’urgence qu’il y a à loger la nouvelle population urbaine (principalement dans les pays émergents), ni le temps long des procédures d’élaboration classiques de la ville (notamment dans les pays « émergés »).
Agir aujourd’hui sur la ville exige une attention au déjà-là qui pousse à inventer au cas par cas les méthodes, les stratégies collectives, les projets spécifiques de transformation des lieux, en lien avec l’histoire et la géographie, la sociologie et la culture d’un territoire.
DES EXPÉRIENCES CONCRÈTES
Portée par ces réflexions, la société que je dirige contribue depuis près de vingt ans à l’aménagement de territoires urbains et de leur « arrière-pays », à travers le monde. Quelques projets, à différentes échelles, illustrent ces démarches.
“ Permettre aux différents types de populations de se croiser et se rencontrer ”
Au Viêtnam, nous avons été missionnés pour revisiter la planification territoriale en place (établie suivant des méthodes très proches de ce que nous connaissons en France) pour plusieurs provinces.
La démarche proposée se fonde sur l’analyse, partagée avec les autorités locales, des dynamiques démographique, économique et sociale, paysagère et environnementale à l’œuvre sur ces territoires, et sur les leviers d’action permettant d’en orienter le développement.
UNE CITÉ DE L’INNOVATION
En Russie, notre mission concerne la mise en place du plan de masse de la future cité de l’innovation de Skolkovo, dans le Grand Moscou. Ce nouveau développement urbain accueillera universités, centres de recherche publics et privés, startups et entreprises établies, afin de booster les liens entre recherche, innovation et industrie, suivant le modèle des clusters développés dans plusieurs pays.
STRUCTURER LE GRAND CASABLANCA
Au Maroc, c’est à l’échelle d’espaces publics structurants du Grand Casablanca que se situe notre intervention. Sur la corniche de Mohammedia comme sur la forêt de Bouskoura, il s’agit de conforter par des projets d’aménagement l’avenir d’équipements ou d’espaces dans leurs fonctions sociale, économique et environnementale, après une phase approfondie d’observation de terrain et d’analyse de l’histoire et de l’usage des lieux, en relation avec la métropole.
Mais il abritera également logements, écoles, équipements publics et commerces, pour en faire un véritable quartier, mixte, animé, agréable à vivre.
L’enjeu principal concerne la capacité de l’organisation urbaine à permettre aux différents types de populations présentes sur le site (universitaires, étudiants, chercheurs, start-upers, entrepreneurs, etc.) de se croiser et se rencontrer, formellement ou fortuitement, pour échanger et créer, ensemble.
C’est finalement l’une des problématiques majeures de toute ville, ici poussée à l’extrême. La mobilité y joue un rôle clef. Le plan de masse proposé prend en compte les cheminements quotidiens, les distances que l’on peut parcourir à pied ou par des transports partagés.
Dans une problématique voisine, à Saclay (autre cluster), AREP a développé un modèle informatique permettant d’évaluer le « potentiel de taux de rencontres » entre les groupes sociaux, en fonction de scénarios de trames urbaines.
AMÉNAGER DES NOUVEAUX QUARTIERS
En France, l’aménagement de quartiers que nous avons en charge, comme Reims Bezannes, allie nouveaux développements et mutation de « zones d’activité » vieillissantes.
“ L’évolution de la ville constitue sans doute le défi majeur du XXIe siècle ”
Au sud de l’agglomération rémoise, en bordure d’un village périurbain, autour de la gare TGV, des liens se constituent ou se reconstituent grâce au plan de masse proposé.
Dans une démarche centrée sur la concertation (élus, habitants, acteurs économiques) se met en place une organisation de l’espace qui offre un cadre nouveau à des usages d’habitat, de travail, de loisir ou de simple transit.
Dans une approche qui allie pragmatisme contextuel et rigueur conceptuelle, chaque projet à la fois constitue un champ d’application et contribue à enrichir le cadre méthodologique des démarches.
LE RÔLE NOUVEAU DE L’INGÉNIEUR
Au cœur de la transformation et du développement de l’urbain, les métiers de l’ingénieur évoluent. Que ce soit sous l’angle social ou environnemental, le regard critique porté sur la ville contemporaine, son fonctionnement et ses dysfonctionnements, pousse à réinterroger son mode de production et à aborder toute action concrète sur la ville dans une dimension systémique, afin d’en cerner au plus près les multiples impacts et effets collatéraux.
Détenteur de savoirs et de méthodes, forcément partiels, mais fondés sur l’universalité de la démarche scientifique, l’ingénieur contribue ainsi à élaborer des approches contextuelles et pluridisciplinaires, à la fois locales dans leur application et globales en ce qu’elles participent, même indirectement, au devenir du village planétaire.
L’évolution de la ville – solidaire et durable – constitue sans doute le défi majeur du XXIe siècle : un domaine qui ouvre aux métiers de l’ingénieur de nouvelles perspectives de réflexion, d’action et d’engagement.
Faire du piéton la mesure de tout projet urbain.
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