Des ingénieurs au service du développement durable
Les ingénieurs sont depuis 2009 des IPEF (corps des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts). Après quelques années nécessaires à la fusion des corps préexistants, il est temps de dynamiser la gestion de corps des IPEF, appliquer la parité, élargir les recrutements, migrer vers les collectivités et les opérateurs, requalifier l’action publique. On ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique.
Le corps des IPEF regroupe environ 3 600 ingénieurs et constitue ainsi le corps de haut niveau de la fonction publique d’État le plus nombreux.
Cette dénomination porte des symboles forts : réunir les hommes (les ponts), préserver les ressources essentielles à la vie (les eaux) et travailler pour les générations futures (les forêts).
Autant dire qu’ils sont au cœur du développement durable, des transitions et des ruptures permettant de parvenir à plus de durabilité, plus de résilience, plus d’équité et de solidarité : climat, demande énergétique, aménagement et développement durable des territoires, logement, ville, transports, mise en valeur agricole et forestière, gestion et préservation des espaces et des ressources naturelles terrestres et maritimes, alimentation et agro-industrie, recherche, enseignement, formation et action internationale dans ces matières sont cités explicitement dans le décret constitutif de ce corps.
REPÈRES
Anne-Marie Levraut, vice-présidente du CGEDD et cheffe du corps des IPEF, a saisi l’opportunité de la célébration du tricentenaire des Ponts et Chaussées pour proposer aux ministres de confier une réflexion prospective « IPEF du futur » à un groupe présidé par le député Philippe Duron.
Les conclusions et les propositions de ce groupe seront rendues publiques le 15 décembre 2016 à l’occasion du colloque de clôture de cette célébration. L’auteur anime l’équipe de rapportage de ce groupe. Le présent article retrace quelques réflexions que ces travaux successifs lui ont inspirées. Il s’exprime ici à titre strictement personnel.
UNE DÉMOGRAPHIE MARQUÉE PAR L’HISTOIRE
La pyramide des âges du corps est inversée : la base est étroite et les effectifs sont très importants après 40 ans. D’une part c’est pour partie un corps de débouché pour les ingénieurs des travaux qui donc n’y commencent pas leur carrière, mais d’autre part les flux d’entrée se sont réduits de 100 entrants par an à 65 environ.
“ Lors des transferts de compétences, les IPEF n’ont pas migré vers les collectivités et les opérateurs ”
Les jeunes générations sont grosso modo équilibrées du point de vue du genre (grâce aux agros, car l’X ne brille guère dans ce domaine) alors que les strates plus anciennes n’ont connu qu’un recrutement presque exclusivement masculin.
Les règles de parité ont d’ores et déjà fait exploser le plafond de verre que subissaient les femmes pendant des décennies : les hommes, en raison de leur grand nombre au-delà de 40 ans, ont désormais une probabilité individuelle plus faible que les femmes de déboucher à des postes de direction.
DES RECRUTEMENTS PEU OUVERTS
Le corps recrute d’une part en sortie d’école (X, Agro Paristech et ENS) et d’autre part par concours et liste d’aptitude internes. Des possibilités sont prévues pour intégrer des fonctionnaires territoriaux, organiser des concours sur titres et travaux permettant d’accueillir notamment des universitaires, mais ne sont employées qu’à dose homéopathique.
Les ingénieurs-élèves suivent, pour l’essentiel d’entre eux, un mastère spécialisé « politiques et actions publiques pour le développement durable », co-organisé par Ponts ParisTech et Agro ParisTech.
DES INGÉNIEURS MAJORITAIREMENT RESTÉS DANS LES SERVICES DE L’ÉTAT
Les IPEF travaillent surtout dans les ministères techniques.
© SERGEYSKIF / FOTOLIA.COM
Dans les années récentes, malgré les transferts de compétences aux collectivités et le développement des opérateurs de l’État, la proportion d’IPEF chez ces employeurs reste faible et n’a pas évolué : moins de 5 % dans les collectivités et moins de 15 % au sein des opérateurs de l’État.
Un tiers d’entre eux environ préparent un doctorat en premier poste et une part significative poursuit ensuite une carrière de chercheur, y compris dans des disciplines fondamentales.
Les anciens X sont les plus présents dans les parcours internationaux et la recherche, et ce sont essentiellement eux qui partent dans le secteur privé.
Les IPEF occupent actuellement environ cinquante des 500 postes dits de cadres dirigeants de l’État, dont deux seulement hors du périmètre des ministères techniques.
Le modèle antérieurement admis (une responsabilité en administration centrale s’appuie sur une expérience de terrain préalable) ne fonctionne plus vraiment et les administrations centrales sont repliées sur des circuits très « parisiens ».
DES BESOINS MAJEURS ET DES INSTITUTIONS EN PLEINE MUTATION
L’équipement du pays n’est jamais terminé : au contraire, le maintien, le renouvellement, l’adaptation des infrastructures existantes (dans lesquelles il faut inclure à la fois la remise en état des friches et les nouvelles technologies de l’information) est un défi de plus en plus grand quand celles-ci deviennent obsolètes, quand il faut respecter voire tenter de restaurer le fonctionnement des écosystèmes, améliorer les performances énergétiques au prix de rénovations ou de reconversions drastiques, mais que les moyens financiers sont rares.
“ Ces secteurs réputés traditionnels sont des enjeux majeurs des transitions et ruptures écologique et énergétique ”
Les innovations comme l’évolution des modèles économiques font de ces secteurs réputés traditionnels des enjeux majeurs des transitions et ruptures écologique et énergétique.
État, opérateurs et collectivités locales sont depuis plusieurs décennies en phase de recomposition très profonde et ces modifications vont se poursuivre et s’amplifier dans les prochaines années sous l’effet des lois récentes (MAPTAM1 et NOTRe2).
Même si des rationalisations et des simplifications restent souhaitables et interviendront tôt ou tard, les rôles et une grande part de la légitimité à porter l’action publique seront répartis entre l’État et les collectivités, et les métiers de services comme de portage de projets seront durablement confiés à des opérateurs publics ou privés spécialisés.
La fonction de régulation elle-même s’établit dans une gradation continue de rôles entre les services de l’État, les autorités indépendantes et l’ordre judiciaire.
REQUALIFIER L’ACTION PUBLIQUE
La nécessaire requalification de l’action publique, dans un contexte où l’opinion publique est parfois dubitative tant sur sa pertinence que sur son efficacité, suppose d’éclairer l’avenir, malgré les incertitudes, et de conforter le pacte social porteur de volonté d’agir ensemble.
La loi NOTRe confie de nouvelles compétences aux régions.
© SERGII FIGURNYI / FOTOLIA.COM
Elle ne peut se concevoir au seul niveau national, mais doit intégrer l’ensemble des échelles de territoires, des collectivités locales à l’Europe.
Dans une société aujourd’hui puissamment technicisée, des compétences publiques internalisées, dans les sciences du vivant comme dans celles de la matière, sont utiles. Mobiliser des chercheurs et des experts de haut niveau demande des médiateurs de connaissances capables d’entrer dans un dialogue scientifique avec eux, et d’apprécier la portée des messages ainsi obtenus.
Une action publique requalifiée explicite les temps et les modalités de la participation des acteurs, du dialogue et de la décision, et s’appuie sur les analyses et les conseils qui permettent de valoriser l’ensemble des intelligences collectives mobilisables.
Les projets publics concernent des systèmes complexes alliant nature, objets techniques, organisations humaines et notamment outillages financiers et économiques.
Les porteurs de ces projets permettent à la fois la problématisation politique de considérations techniques et la problématisation technique de considérations politiques, l’émergence de solutions, c’est-à-dire de chemins soutenables qui intègrent les aléas et les évolutions et privilégient la résilience.
Pour cela, ils doivent « savoir » mais surtout « comprendre » au sens étymologique du mot, ne pas fuir la complexité mais au contraire s’y colleter, ne pas se complaire dans des complications de trissotins de la procédure, mais faire preuve d’humilité, de curiosité, de créativité et d’adaptabilité, bref d’agilité.
VERS DE NOUVEAUX PONTS
Les ponts que les IPEF auront la responsabilité de construire relieront experts et citoyens, acteurs des territoires à diverses échelles, sciences du vivant et de la matière, technique et économie, régulateurs et régulés, administrations et citoyens, générations présentes et futures.
UN CONSTAT DE L’OCDE
Dans « Une analyse des résultats de l’enquête de l’OCDE sur la gestion stratégique des ressources humaines » parue en 2004, l’OCDE constatait que « Les pays qui ont mené les réformes le plus avant se sont heurtés à un inconvénient, à savoir la difficulté de maintenir les valeurs collectives et la cohérence de l’Administration.
Les réformes contemporaines cherchent généralement à trouver un équilibre entre la capacité de réaction du service public aux orientations politiques ou aux préoccupations des citoyens, et la nécessité d’une cohérence dans l’ensemble du secteur public. »
Pour cela, il faudra un solide bagage appuyé sur des formations permettant de maîtriser les enjeux scientifiques, et ouvertes sur les sciences sociales, économiques et d’organisation.
Mais il faudra des parcours professionnels tournés vers l’action (on ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique).
La confrontation avec le réel permet d’exercer sa capacité à analyser les situations et à éclairer les débats en sachant se faire entendre, d’acquérir une compréhension de la société française, de ses ressorts et de ses attentes dont les années de jeunesse n’ont naturellement pu donner qu’un aperçu, d’apprendre avec humilité et d’avoir une capacité d’écoute auxquelles le parcours d’excellence de son cursus studiorum ne prépare pas, et d’exercer des responsabilités avec de réelles marges de manœuvre mais d’ampleur modeste pour forger ses propres outils d’artisan pour faire aboutir les projets, trouver les chemins et être efficace dans les situations de crise, bref d’apprendre son métier.
DYNAMISER LA GESTION DU CORPS DES IPEF
Le recrutement et la formation doivent s’ouvrir aux réalités de la société et s’enrichir d’une plus grande diversité d’origines. Les parcours professionnels des IPEF risquent, si l’on n’y prend pas garde, de répondre de moins en moins à cette nécessité d’investir pour l’avenir en forgeant par la pratique les compétences singulières qui distinguent les ingénieurs des administrateurs et des experts scientifiques.
“ On ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique ”
Les perméabilités entre l’État, ses opérateurs et les collectivités locales sont encore insuffisantes. Elles sont pourtant décisives pour construire des parcours professionnels de début de carrière formateurs pour les ingénieurs, mais aussi, à cette occasion, pour apporter le ciment nécessaire entre les diverses autorités se partageant la responsabilité de l’action publique dans ces domaines.
La gestion du corps des IPEF doit être dynamisée pour faciliter de tels parcours multiemployeurs.
DES ÉVOLUTIONS TRÈS DIVERSES À PLUS LONG TERME
Des évolutions fortes des périmètres sont possibles sans remettre en cause une gestion dite « gestion de carrière » telle qu’elle est consacrée en France par le statut général de la fonction publique en 1946 ; dans ce cadre pourraient être imaginées des évolutions majeures comme la fusion des différents corps d’ingénieurs de l’État ou des corps d’ingénieurs de différentes fonctions publiques.
L’École des ponts est, avec Agro ParisTech, chargée de former les « honnêtes ingénieurs » dont la France aura besoin.
Il y a l’alternative d’une pure « gestion d’emplois » (ou spoil system) dont les États-Unis sont censés être la référence. Certains autres pays de l’OCDE ont restreint depuis plusieurs décennies le périmètre de leurs fonctionnaires (contractualisation des fonctionnaires en Italie en 1996, création de postes de directeurs temporaires dans les Länder allemands en 1997, limitation de la fonction publique aux métiers strictement régaliens au Danemark en 2000).
Les systèmes réels sont en fait, et heureusement, très largement hybrides, y compris en France. Les parts respectives des compétences gérées en interne (les corps) et de celles recherchées sur le marché du travail (les contrats de missions) n’ont aucune raison d’être figées.
Des équipes de projets temporaires composées à la fois de foLettrinenctionnaires et d’experts sous contrats sont déjà pratiquées par les opérateurs en France et par l’administration d’État en Angleterre par exemple.
PRENDRE EN COMPTE TROIS DIMENSIONS
La diversité des expériences ainsi accumulées dans de nombreux pays depuis plusieurs décennies laisse finalement penser que trois dimensions fondamentales devront dans toute évolution être conciliées.
La première dimension est l’équilibre démocratique : les doctrines générales de la protection statutaire et des règles de déontologie sont aujourd’hui des moyens puissants pour assurer l’indispensable respect réciproque des élus et des administrations qui est un pilier de la démocratie.
“ Des équipes de projets temporaires composées à la fois de fonctionnaires et d’experts sous contrats, sont déjà pratiquées ”
Seconde dimension : la dynamique collective professionnelle. Faire vivre des communautés professionnelles stimule la performance par le partage d’expérience et la motivation par la « fierté du métier » ; cette dimension peut utilement être partagée pour les ingénieurs entre secteur public et privé.
Le pragmatisme constitue la troisième dimension : la rencontre d’un employeur et d’un candidat, notamment pour des postes de haute responsabilité, et le montage d’équipes de projets sont des actes singuliers qui fondent des pactes de confiance managériale : cela demande de la liberté et de l’ouverture. Les corps ne doivent pas être une entrave à cette ouverture, mais au contraire un moyen de la faciliter.
Les IPEF devraient être naturellement proactifs dans toutes les expérimentations audacieuses qui tenteraient de mieux répondre à ces trois enjeux.
LES « HONNÊTES INGÉNIEURS » DU XXIe SIÈCLE
Après quelques années nécessaires à la fusion des corps préexistants, il est désormais temps de donner tout son sens au corps des IPEF. Les champs privilégiés de leurs activités revêtent une importance cruciale pour le développement durable, dans toutes ses dimensions. C’est à cette aventure collective et individuelle nouvelle qu’il faut les appeler.
Ces nouveaux « honnêtes ingénieurs » du XXIe siècle ne manqueront pas d’avoir l’audace de leurs lointains prédécesseurs, « honnêtes hommes » du XVIIe siècle puis du siècle des Lumières, qui ont préparé les prémisses d’un État moderne, dont la création du corps des Ponts et Chaussées en 1716 aura été une étape marquante.
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1. MAPTAM : Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
2. NOTRe : Nouvelle Organisation territoriale de la République.